Dans un monde menacé d’effondrement, sourd aux enjeux écologiques et tourné vers un économisme sacrifiant les aspirations humanistes des individus et assombrissant les processus démocratiques, l’enjeu de l’ouvrage de Corine Pelluchon est de rendre possibles « de nouvelles Lumières » (p. 262) en proposant une éthique propre à réduire l’écart entre ce que nous savons et ce que nous faisons. Tout au long de ce livre dense, ardu et stimulant, la philosophe décrit un processus de subjectivation puisant dans les morales antiques mais dégagé de tout rapport à Dieu, ayant pour but d’ouvrir à une considération reconnaissant la valeur propre de chaque être humain et de chaque vivant.
L’universalisme dans la singularité qui est ici affirmé prend en compte la corporéité, pose l’humilité comme condition première et fait de la vulnérabilité une notion majeure afin d’imposer un changement dans la manière dont nous pensons le sujet. Le nouveau-né en tant qu’« être imprévisible et totalement neuf » dont la naissance nous enseigne la pluralité, porte en lui l’espérance d’un renouvellement du monde et apparaît comme une figure politique engageant vers l’éthique de la considération (p. 142).
Cette éthique s’enracine dans l’approfondissement du rapport à soi et la convivance, organisation politique de sujets affirmant leurs interrelations dans un espace commun, nourris les uns des autres et nourris par le monde [1], restaurés dans leur capacité à agir et à s’émanciper des représentations stéréotypées dont est porteur l’homo oeconomicus.
Rapport à soi et élargissement du sujet
Les normes, ou des principes éthiques extérieurs à soi, ne constituent pas le point de départ de l’éthique de la considération, c’est dans la subjectivité qu’elle s’enracine. Ainsi c’est dans le rapport à soi que se forge le rapport au monde pour cette éthique originale orientée vers l’agir et ambitionnant la transformation du monde contemporain. Les connaissances ne suffisent pas à changer les comportements, c’est pourquoi l’auteure développe « une éthique qui touche en profondeur ce qui nous unit aux autres vivants », êtres humains et animaux (p. 128).
Là où la considération prenait le sens d’un mouvement ascendant vers Dieu chez Bernard de Clairvaux (p. 27), l’essentialisme de toute transcendance déiste est évacué au profit du concept de « transdescendance ». Cela signifie que le sujet fait l’expérience de l’incommensurable qui au lieu de le renvoyer au mouvement de bas en haut de la transcendance ou de la transascendance (p. 254), le renvoie au monde commun : « composé de l’ensemble des générations et des vivants, il est comme une transcendance dans l’immanence et implique la compréhension du lien nous unissant aux autres êtres » (p. 98). L’auteure définit des voies privilégiées pour faire cette expérience de l’incommensurable qui conduit à la transdescendance, la première étant celle de la souffrance qui ne permet plus d’échapper à la sensation (aisthesis) et n’offre plus de distance entre soi et soi, et entre soi et le monde. Elle souligne la capacité humaine à construire un processus de subjectivation qui soit propre au sujet dans « l’épreuve de sa vulnérabilité dans la maladie, la douleur, la dépression, la pitié, le rapport aux animaux et l’appréciation esthétique de la nature ou des œuvres d’art » (p. 255). Car s’éprouver comme fini, mortel, et faire « l’expérience de ce qui nous relie au monde commun est la clef de la transformation des individus » (p. 254), ce qui permet l’approfondissement du sujet et son élargissement au lieu d’un enfermement dans ce que Corine Pelluchon dénonce comme des passions tristes. La « reconnaissance de notre vulnérabilité est la clef pour avoir de la considération envers les autres êtres sensibles » (p. 112), pour que les êtres humains ressentent qu’« il y a en chacun la pulsation d’autres vies que la sienne » (p. 120).
Des repères pour un monde commun : la convivance
Ce programme de transformation de soi est donc bien un programme de transformation du monde alors que notre système repose sur une « anthropologie fausse » (p. 142) qu’il s’agit de réfuter en mettant en avant deux catégories principales qui fondent la politique de la considération : la natalité et la convivance. Les pages sur la natalité comme catégorie politique avec la figure du nouveau-né, comme beaucoup de très belles pages de ce livre, offrent des phrases mémorables, ainsi cet extrait :
Lorsque nous célébrons la naissance d’un enfant, en le portant dans nos bras, en regardant cet être dont personne ne peut deviner ce qu’il fera ni qui il sera, nous admirons cette capacité qu’il possède de renouveler le monde. Nous sommes émus par ce nouveau-né qui ne connaît pas le monde dans lequel il s’insère et que le monde ne connaît pas encore, et mesurons l’indétermination et l’imprévisibilité qui sont au fond de chaque être humain et conditionnent aussi sa liberté entendue comme le pouvoir de poser un acte qui rompt avec le passé. La natalité signifie que chaque être humain, du fait qu’il est né, est non seulement capable d’accomplir une action neuve, mais encore qu’il doit le faire. Le nouveau-né renvoie chacun au fait qu’il doit assumer sa liberté, agir et s’engager dans le monde, au lieu de s’enfermer dans des comportements stéréotypés (p. 143).
Ainsi la politique de la considération nécessite une éthique des vertus ancrée dans la subjectivité. Les effets du processus d’individuation décrit visent à conduire les sujets à passer avec plaisir, comme dans les morales antiques eudémonistes, du « vivre de », au « vivre avec » et dans l’idéal au « vivre pour » (p. 148-149). Cet objectif est celui de la convivance c’est-à-dire un désir et un plaisir de vivre ensemble « les uns avec les autres, et pas seulement les uns à côté des autres » (p. 149). Pour cela des vertus spécifiques, dialogiques et civiles sont à l’œuvre dans la convivance : l’affabilité, la courtoisie, la politesse, la légèreté comme sprezzatura, la délicatesse. La convivance est en fait l’enseignement aux individus de ce qu’ils doivent à autrui, de la finitude des ressources qu’ils utilisent et consomment, de la dimension éthique et politique de leurs actes quotidiens, qui s’incarne très bien par l’affirmation de l’écoféminisme comme inspiration. De plus, Corine Pelluchon jalonne sans relâche son éthique d’arguments convaincants sur la centralité du rapport aux animaux dans cette considération qui ne sépare pas les êtres : la considération ne peut s’arrêter à une hiérarchisation spéciste du vivant, elle « commence par l’examen de ce que l’on a dans son assiette et par la prise de conscience du fait que les aliments établissent un lien étroit entre les trois dimensions du vivre » que sont le « vivre de », le « vivre avec » et le « vivre pour » (p. 159). Si « on ne peut exiger de tous les citoyens qu’ils fassent expressément de l’amour du monde l’horizon de leurs actes » (p. 160), il s’agit de favoriser des pratiques et des voies pour la considération, avec une approche de la médecine comme accompagnement et soin ou du travail comme « travail vivant » et non réduit à « une activité de production » (p. 161). La proposition de la considération et de l’ancrage dans le sentir dans sa dimension pathique et archaïque est celle d’un dépassement de tous les dualismes qui favorisent des mécanismes ou comportements de domination : animal-humain, nature-culture, corps-esprit, féminin-masculin, émotion-raison.
Obstacles et voies pour la considération
Tout en appréciant le caractère non dénonciateur de l’ouvrage mais constructeur d’une conceptualisation solide, le lecteur peut regretter que l’auteure n’ait pas plus développé les obstacles à la considération. Ils sont bien évoqués avec la réflexion sur les pulsions et la destructivité, la philosophe souligne alors qu’« en s’habituant à ce qu’il y ait toujours un écart entre la pensée et l’action, les êtres humains deviennent cyniques » (p. 193). Cependant le texte ne se réfère pas explicitement à ce qui fait obstacle dans les interrelations sociales ou les techniques de gouvernement, il reste axé sur l’élaboration de la transformation du rapport à soi : quid de la violence sociale issue de visions stéréotypées du monde versus l’humilité comme méthode, quid de l’éducation frustre versus l’idéal rousseauiste d’éducation (p. 195-203), quid de la dispersion futile du soi versus la capacité à cultiver l’attention. Tous ces seconds termes sont développés comme des nécessités pour la considération. Les obstacles, dont la portée serait plus proprement politique, restent en creux au profit d’une mise en avant de l’éthique.
Il s’agit donc bien d’être enrichis comme sujets au sens d’un enrichissement qui définit le sens de la vie et de proposer des voies concrètes pour ce faire. Le rapport au symbolique que le sujet peut développer par la littérature comme ressource pour penser le monde et grandir dans la considération pour le point de vue d’autrui en première personne, apparait aussi très pertinent pour se nourrir d’une symbolique, créer des propres représentations, dans l’idée de « s’affranchir des représentations de soi et du monde qui sont celles de l’homo oeconomicus » (p. 262). Car le souci du monde est la condition de la considération et de toutes les vertus dans l’éthique élaborée par Corine Pelluchon, il s’impose par le processus de transformation du sujet qu’elle décrit de manière programmatique. Avec l’avertissement que les vertus peuvent devenir des vices quand ces dispositions morales ne naissent pas de la considération et ne sont pas précédées par l’humilité, une humilité qui consiste à ne jamais tenir sa conduite morale pour acquise et à s’appuyer sur ses affects et émotions négatives pour prendre conscience de ses responsabilités.
Une éthique de développement de l’humanité pour notre temps
La considération n’est pas contemplation mais une « manière d’être-avec-le-monde » (p. 238). L’éthique de la considération est une éthique pour notre temps dénonçant la subordination du politique à l’économie et affirmant l’émergence de « l’âge du vivant » (p. 262) supposant pour le sujet, « à la différence des morales du devoir, des philosophies anciennes et même de l’éthique lévinassienne de la responsabilité […] une ouverture de soi à partir de l’autre » et d’accepter d’être « pour ainsi dire transporté par le dedans » (p. 251). Elle interpelle le lecteur, séduit voire se reconnaissant dans cette proposition de trajectoire exigeante. Il s’agit d’abord de mettre en rapport le sujet et son milieu dans une expérience sensorielle, affective et spirituelle qui ouvre à une individuation propre à transformer le sujet, à l’émanciper, pour qu’il soit équipé moralement et psychiquement afin de transformer notre monde menacé d’effondrement.
La puissance théorico-pratique de l’éthique de la considération si brillamment élaborée rend très frustrante la conviction élaborée au fil de la lecture de l’ouvrage : il sera épineux pour des non-philosophes de s’approprier ce travail malgré la nécessité politique qu’il le soit.
Corine Pelluchon, Éthique de la considération, Seuil, « L’ordre philosophique », 2018, 288 p., 23 €.