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Recension Philosophie

Aux armes

À propos de : Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, La Découverte


par Fanny Bugnon , le 16 avril 2018


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Elsa Dorlin analyse les traditions d’autodéfense politique de groupes définis comme minoritaires dont l’affirmation politique est perçue comme une menace par ceux qui détiennent une position dominante. Une généalogie du pouvoir au prisme des résistances qu’on lui oppose.

Citoyennes, quoique nous ayons remporté des victoires (…), nous sommes cependant toujours en danger (…). Armons-nous ; nous en avons le droit par la nature et même par la loi ; montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertus, ni en courage (…). Nous nous armerons, parce qu’il est raisonnable que nous nous préparions à défendre nos droits, nos foyers.

Ces mots (en partie cités p. 49) sont prononcés, le 25 mars 1792, devant la Société fraternelle des Minimes de Paris par Théroigne de Méricourt. Farouche défenseure et de la Révolution pour laquelle elle entend se battre et de l’égalité entre les sexes, celle que l’on surnomme « la belle Liégeoise » — en raison de ses origines belges — lie ainsi le statut politique des femmes à leur droit de prendre les armes, plus d’un an avant le décret de la Convention, le 30 avril 1793 qui les exclut des armées — à l’exception des vivandières et blanchisseuses — et, six mois plus tard, des clubs politiques, renvoyant ainsi pour plus de 150 ans les Françaises à une citoyenneté passive, distincte, en raison de leur sexe, de celle des hommes, consacrés par la figure du citoyen-soldat.

Dans Se défendre. Une philosophie de la violence, Elsa Dorlin, professeure de philosophie politique et sociale à l’Université Paris 8, interroge les rapports de force à l’œuvre dans la fabrique de citoyennetés de seconde zone et leur contestation, entre l’Europe, l’Amérique du Nord et le Moyen-Orient, depuis le XVIIe siècle. Construites selon des critères biopolitiques de race, de genre ou de culture, ces identités reléguées obligent à reconsidérer la définition contemporaine du sujet politique et l’élaboration d’un contrat social fondé sur la domination et l’exclusion.

À travers 8 chapitres et un prologue, cet essai développe une perspective originale : il s’agit de « partir du muscle plutôt que de la loi » (p. 15) pour analyser la puissance d’agir des subjectivités subalternes, c’est-à-dire pour mettre au jour les traditions d’autodéfense politique de groupes définis comme minoritaires et/ou inférieurs et dont l’affirmation politique est perçue comme une menace par ceux — ce sont généralement des hommes — qui détiennent une position dominante.

Des fronts de résistance

À la différence de la légitime défense juridiquement définie, l’autodéfense n’a pas de sujet préexistant, mais se définit comme une forme de résistance à la violence subie : elle s’inscrit dans ce qu’Elsa Dorlin définit comme des « éthiques martiales de soi » (p. 15). Pensées sur plus de 4 siècles, ces pratiques incarnent la capacité des subalternes à s’affirmer comme des sujets en droit de se défendre, de maîtriser la force et le pouvoir des corps sur eux-mêmes, et de contester le contrôle exercé sur eux. Défensive, réactive, la violence apparaît ainsi, non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen de résister à l’oppression et ses manifestations mortifères dont la « mémoire des luttes » s’inscrit fondamentalement dans le « corps des dominé-e-s » (p. 16). Elsa Dorlin invite donc à une plongée dans l’« histoire constellaire de l’autodéfense » (ibid.), une histoire faite de résonnances et de mises en abîme malgré la double mise en silence classiquement à l’œuvre face à l’accès des dominé-e-s au pouvoir de violence : la négation du droit et de la capacité à se défendre, et la disqualification de la dimension politique de l’autodéfense.

Du côté des dominé-e-s, le premier obstacle est de franchir un seuil fondamental : celui, hérité et codifié, de l’interdit de la violence. Dans cette perspective, « La fabrique des corps désarmés » (chapitre 1) retrace, dans ses grandes lignes, l’élaboration du monopole de la violence légale par l’État, du point de vue de son exercice, mais aussi de ses outils et de leur commerce. La dynamique de gouvernance impérialiste et coloniale à l’œuvre érige ainsi des positions sociales hiérarchisées et sédimentées, tout en matant les formes élémentaires de la contestation, ce qu’incarne notamment le Code noir de 1685 en interdisant aux esclaves le port de tout type d’arme. Elsa Dorlin poursuit son exploration de l’autodéfense en développant, à travers la dichotomie défense de soi/défense de la nation (chapitre 2), la question du droit de s’armer et de ses différentes conceptions. Le modèle anglo-américain qui, détournant un édit d’Henri II d’Angleterre de 1181, oblige les sujets masculins à s’armer pour défendre le royaume si nécessaire, s’oppose ainsi au modèle français d’une citoyenneté en armes qui fait de la défense de la patrie la condition sine qua non de la qualité de citoyen — conception vertement critiquée par Théroigne de Méricourt que nous citions plus haut. Dans les deux cas, le contrat social ainsi défini justifie l’exclusion de la citoyenneté de groupes sociaux, notamment en fonction de leur sexe et de leur race.

Cette division sexuelle et raciale des tâches promeut ainsi une « gestion sociale de la martialité » (p. 45) dont elle n’est que le continuum, ce que les suffragistes britanniques du Women’s Social and Political Union du début du XXe siècle avaient fort bien compris. Définissant les contours de « l’action directe féministe » (p. 58), leurs objectifs politiques et stratégies militantes assument ainsi une dynamique illégaliste, notamment par l’apprentissage des arts martiaux pour se confronter physiquement au pouvoir masculin et policier. Attaquer les représentants du pouvoir ou se défendre face à l’oppression relève de la même logique : celle du corps-à-corps. Elle peut s’inscrire dans la thanatoéthique, « ensemble des pratiques qui investissent la mort comme instance restauratrice des valeurs de vie » (p. 68), qu’illustre notamment l’insurrection du ghetto de Varsovie par la mise en acte du principe du « vivre libre ou mourir », de l’exemplarité et de la logique testamentaire (chapitre 3), dont Elsa Dorlin souligne d’ailleurs la postérité avec la pratique du krav maga, promue par les autorités israéliennes au nom de la responsabilité des individus de se défendre eux-mêmes.

Se faire justice

Définissant l’autodéfense comme « héroïsme négatif qui s’apparente à un fatalisme, mais révèle la volonté ardente qu’un “nous” survive à l’horreur et à la néantisation comme à l’indifférence obscène du monde » (p. 69), l’analyse convoque ensuite les philosophies de Hobbes et Locke de la défense de soi et du « non-monopole de la défense légitime » (chapitre 4). La fabrique de la légitimité des citoyens à se faire justice eux-mêmes en recourant à la violence est ainsi lue à la lumière de la généalogie de l’État libéral et des différentes lectures du droit à l’autodéfense développées aux États-Unis au XIXe siècle, notamment dans sa version armée, paramilitaire et extra-légale qu’est le vigilantisme. Prônant un modèle de citoyenneté auto-justicière, cette conception est alors mise au service d’intérêts conservateurs et racistes qui font de la violence — y compris létale — un moyen non seulement légitime, mais nécessaire au maintien d’un ordre social racialisé (chapitre 5).

Invitant à déplacer le regard du caractère légal de la violence vers la question de sa légitimité, Elsa Dorlin poursuit son propos en analysant la façon dont, au XXe siècle aux États-Unis, « l’autodéfense armée légitime » en vient à s’opposer à « la violence illégitime du racisme » (p. 119). En effet, le mot d’ordre « Self-defense : power to the people  » (chapitre 6) oppose notamment les organisations afro-américaines et les suprématistes blancs. Contre les lynchages et les humiliations, « les Nègres doivent à présent s’organiser dans le monde entier pour infliger un Waterloo à leurs oppresseurs (…). La meilleure chose à faire, pour les Nègres de tous les pays, c’est de se préparer à répondre au feu par le feu, un feu d’enfer » écrit, en 1919, dans son journal panafricain The Negro World (cité p. 119-120), Marcus Garvey, figure jamaïcaine de la cause noire et du panafricanisme alors installé aux États-Unis. Deux conceptions s’affrontent alors : celle — téléologique — de la résistance non violente, qui révèle, par son exemplarité laborieuse, la violence de l’oppresseur, et la stratégie agonistique qui choisit la violence comme seule capable, par le choc dont elle peut être porteuse, de créer un rapport de force et de faire profondément bouger les lignes, c’est-à-dire de porter une contre-offensive où l’autodéfense devient « la philosophie de la lutte elle-même » (p. 132).

Logiques et infortunes de l’émancipation

Au sein même des organisations afro-américaines, la réduction de la lutte à cette conception martiale nourrit de vives critiques en raison de son caractère viriliste et hétérosexiste. En outre, certains adversaires du Black Panther Party (BPP, à l’origine Black Panther Party for Self-Defense) usent de cette dimension pour réduire le BPP à sa promotion de l’autodéfense et taire les analyses politiques du fonctionnement raciste et sexiste du capitalisme — basé sur la division raciale et sexuelle du travail et la criminalisation des minorités — ainsi que les programmes sociaux mis en œuvre par les Blacks Panthers. Si Elaine Brown, militante historique du mouvement, qu’elle préside de 1974 à 1977, reconnaît que « la sémiologie viriliste [a constitué] un premier levier de conscientisation [pour] redonner à ceux et celles qui étaient violenté. e. s le pouvoir de résister » (p. 134), elle dénonce ensuite avec d’autres féministes afro-américaines la dérive viriliste et hétérosexiste qui reproduit « l’un des piliers du système capitaliste impérial » (p. 135), jusqu’à faire de l’autodéfense une impasse.

Elsa Dorlin ne tait pas les critiques internes aux mouvements révolutionnaires et refuse la classique hiérarchisation des luttes qui tend à faire de l’émancipation des femmes et des minorités sexuelles des questions secondaires. Elle souligne néanmoins l’apport fondamental de l’autodéfense telle que l’ont développée les Black Panthers à l’auto-organisation des minorités opprimées pour assurer leur sécurité (chapitre 7) : l’autodéfense est ainsi conscientisée comme un espace collectif de résistance à la violence permettant un « entre-soi safe » (p. 147) qui protège les forces vives contre les violences au sein même des espaces militants et l’épuisement émotionnel, moral et politique que leur gestion interne entraîne nécessairement, jusqu’à initier des « simulacres monstrueux » (p. 147) et autogérés de justice. Face au risque de telles dérives — décuplé par les injonctions à la loyauté envers le groupe, jusqu’à instituer un « biomilitantisme » (p. 150), équivalent militant du biopolitique pourtant combattu comme essence même des rapports de domination — qui ne permettent ni séparation des pouvoirs ni espaces de régulation pour finalement se révéler anthropophages de leurs propres luttes, l’empowerment apparaît comme une perspective salvatrice, capable « de produire une subjectivité puissante contre des représentations victimisantes », en pensant la sécurité de soi pour dépasser « la tension irrésolue (…) [de] l’exclusion de l’autojustice et de la vengeance en dehors de la sphère du politique » (p. 154).

Elsa Dorlin invite alors à « répliquer » (chapitre 8), dans une perspective féministe revigorante refusant la peur qui paralyse et réduit l’autonomie des femmes, y compris dans le rapport des femmes à l’espace. S’appuyant sur le roman d’Helen Zahavi, Dirty Week-end, qui fit scandale à sa parution en 1991, elle lie liberté et sécurité à travers le personnage de Bella qui, un jour, a refusé la « phénoménologie de la proie » (p. 163) qui lui était prescrite en tant que femme et décidé de laisser éclater sa colère contre l’oppression masculine quotidienne, jusqu’à faire usage de la violence. Refusant de continuer à mener une « vie sur la défensive  » (p. 181), de considérer la violence exclusivement comme l’outil des dominants, Bella, « née libre et partout enchaînée », entend se faire justice, comme le fera 10 ans plus tard la Fuck Woman (2001) de Warwick Collins attaquant les agresseurs sexuels « pour leur faire passer un sale quart d’heure ». Et pour se faire justice, elle met en acte deux principes : celui du féminisme, qui consiste pour les femmes à se faire l’objet de leur propre lutte, et celui selon lequel « la meilleure défense, c’est l’attaque ».

On le sait : l’histoire est un champ de bataille, bien au-delà du XXe siècle analysé par Enzo Traverso [1] (2010). Se défendre propose une lecture éminemment politique des rapports à la violence, qui ont pu être pensés comme un enjeu existentiel entre dominants et dominé-e-s, de part et d’autre de l’Atlantique, en particulier depuis le XVIIe siècle. Poursuivant la perspective intersectionnelle déjà mobilisée dans La Matrice de la race (2006) lorsqu’elle se penchait sur la généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Elsa Dorlin propose ici un essai consacré à la résistance aux formes de domination et leur brutalité. Assumant sans détour une position située, l’une des originalités du propos est d’embrasser un large panorama de la fabrique des dominé-e-s comme sujets politiques quand la bibliographie existante — dont on pourra regretter l’absence stricto sensu, les références étant uniquement citées dans les notes en fin d’ouvrage — s’est surtout concentrée sur l’analyse détaillée de l’expérience de certains groupes sociaux [2]. Mécaniquement, cette ampleur thématique, chronologique et spatiale peut constituer un point faible : en mobilisant des sources hétérogènes sans toujours en nuancer et en situer historiquement la portée, Se défendre jongle entre des registres tantôt historiques, philosophiques ou fictionnels parfois difficiles à véritablement penser ensemble. Il n’empêche qu’Elsa Dorlin offre une analyse originale et stimulante des résistances à la domination et leur capacité à produire, non sans heurts comme le notait Michael Pollack [3], des identités politiques déterminées à la fois par l’expérience vécue de la domination et le refus de la résignation.

Recensé : Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017, 252 p., 18 €.

par Fanny Bugnon, le 16 avril 2018

Pour citer cet article :

Fanny Bugnon, « Aux armes », La Vie des idées , 16 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Aux-armes

Nota bene :

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Notes

[1Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2010.

[2Pour n’en citer qu’une : Coline Cardi et Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012.

[3Michael Pollack, Une identité blessée. Études de sociologie et d’histoire, Paris, Éditions Métailié, 1993.

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