Recensé : Pascal Bastien, Une histoire de la peine de mort. Bourreaux et supplices. Paris, Londres, 1500-1800, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2011, 339 p.
C’est une sculpture du Christ assis sur une chaise électrique, qui a été inaugurée il y a maintenant deux ans dans la cathédrale de Gap. Œuvre de l’artiste Peter Fryer, elle a pour ambition de remplacer bien sûr la croix comme supplice par la chaise électrique, mais surtout, en faisant disparaître la croix et en actualisant le châtiment, de rappeler la centralité historique de la peine de mort en Occident. Et dès l’introduction de son ouvrage, Pascal Bastien écrit : « la civilisation chrétienne repose sur une erreur judiciaire et le Christ […] reste pourtant, d’abord et avant tout, un condamné à mort. La culture chrétienne jaillit ainsi d’une exécution capitale ». Cela n’explique pas la longévité de la peine capitale dans le droit européen, et notamment français, mais permet de comprendre les investissements superposés dont l’exécution fait l’objet : à la fois peine d’inspiration religieuse, militaire, marque du contrôle des corps des sujets par le souverain, rituel d’obéissance et, dans les sociétés sécularisées, élément de l’édification des masses et de défense de la société. Les sens attachés à cette peine varient tant d’une société et d’une époque à l’autre que l’on devrait plutôt parler des peines de mort. Précisément, l’ouvrage de Pascal Bastien a pour ambition de comparer la place de la peine de mort dans les édifices pénaux, et les représentations médiévales et modernes à Paris et à Londres.
Peine de mort et processus de civilisation
D’un point de vue historiographique, le livre a plusieurs mérites. Il travaille sur un objet historique disparu – puisque la peine de mort a été abolie en Grande-Bretagne en 1964 et en France en 1981 –, ce qui contribue à accroître sa dimension exotique, et rend d’autant plus nécessaire la restitution fine des sensibilités à cette peine que notre époque ne les connaît plus. Même si le mot n’est pas prononcé, il s’agit là d’une histoire « compréhensive », qui entend rappeler la familiarité des contemporains à la mise à mort publique. L’ouvrage offre aussi une rare perspective comparée de deux villes, qui accueillent et produisent l’exécution, et en déterminent les formes pour une grande part, tant le rituel de l’exécution est enchâssé dans une certaine culture urbaine. Enfin, il s’éloigne des approches qui n’envisagent la peine de mort que dans le grand récit de son abolition, pour travailler sur une période où la fin du châtiment suprême n’est pas débattue, à l’exception d’une offensive abolitionniste en 1791 en France [1]. La peine de mort est solidement installée dans le droit, s’y est naturalisée, et est largement soutenue par les élites.
Dès lors, le passage d’une pénalité édifiée sur la souffrance au triomphe du carcéral à la fin du XVIIIe siècle ne pourrait plus s’expliquer simplement par une évolution des sensibilités à la violence. Pour Pascal Bastien, en effet, la référence obligée au rôle du processus de civilisation développée par Norbert Elias ne tient pas, dans la mesure où l’émergence de nouvelles sensibilités n’est pas linéaire, et où le monopole étatique de la violence physique légitime est en fait assez tardif. Sous cet aspect, la peine de mort ne doit pas être comprise comme une forme de « barbarie culturelle », mais comme un révélateur des liens sociaux de l’époque, de l’idée de justice, et des perspectives de salut que vise tout un chacun.
Pour autant, la perspective d’Elias ne saurait être évacuée trop rapidement. Pour le dire avec un de ses continuateurs, Pieter Spierenburg, Elias n’a pas fait du procès de civilisation la cause des changements de sensibilités, mais le cadre dans lequel ils prennent place. Et il a fait de ces changements mêmes un moyen de penser les formes de la civilisation [2]. Laquelle civilisation ne s’oppose pas à « barbarie », mais à moins de civilisation. Si la monopolisation de la violence est longtemps « une prétention bien plus qu’une réalité », elle devient visible à partir du XVIe siècle, où l’usage plus important des supplices s’explique par la volonté du souverain d’imposer et de centraliser son pouvoir punitif et d’obtenir l’obéissance [3]. De plus, le calme relatif aux exécutions, le désintérêt que leur manifestent parfois les spectateurs parisiens, voire la piété et le soutien moral que les Londoniens accordent au condamné à mort, témoignent bien d’une maîtrise de soi, du refus de la vengeance privée qu’appelait l’ancien code de l’honneur, et d’une civilisation du rapport à la peine de mort.
La difficulté à utiliser les théories d’Elias vient sans doute du fait qu’il a dégagé de grandes tendances sur plusieurs siècles, tandis qu’avec une focale plus courte les évolutions paraissent moins visibles. Pascal Bastien lui-même, travaillant sur trois siècles, entrevoit d’ailleurs bien un adoucissement des peines : fin de l’écorchement (XVe siècle), de l’enfouissement des femmes au profit de la pendaison (fin du XVe siècle), de l’ébullition des faux-monnayeurs, de la noyade dans la Seine (début du XVIe siècle), et plus généralement fin de l’éclat des supplices après 1750. Un tel adoucissement peut être pensé de plusieurs manières, sans en épuiser l’analyse. Soit il signe la volonté politique d’unifier les peines et d’égaliser socialement les modes de mises à mort, soit il révèle une élévation du seuil de sensibilité à la violence, soit enfin il concourt à faire apparaître l’emprisonnement comme la moins sévère des peines. Mais ce qui apparaît avec certitude, c’est que le rapport différencié des Londoniens et des Parisiens à la peine de mort tient pour beaucoup à une conception opposée de la sacralité judiciaire.
La fin de l’hétéronomie judiciaire
Le fait central pour saisir l’ordre juridique de la période est l’invalidation de l’ordalie au Concile de Latran en 1215, qui entraîne l’effacement de l’intervention divine de la justice des hommes au profit du prince. La fin de cet arbitrage divin entraîne en France un transfert de la sacralité divine au pouvoir judiciaire du souverain et des juges, qui ne se produit pas en Angleterre. Là, le jury de douze hommes remplace presque immédiatement l’ordalie, le verdict prenant la place du jugement de Dieu. Sous l’Ancien Régime, la loi est transcendance, alors que dans la tradition anglaise elle est simple règle du jeu visant à assurer la paix sociale. Les garanties de l’habeas corpus, l’absence de torture judiciaire, la présence d’un avocat aux côtés du plaignant dès 1730, comme la création tardive d’une force de police à Londres (1829), en somme tout le système de droit anglais qui fascine tant les penseurs des Lumières, s’expliquent par la recherche de l’efficacité plus que de la morale. Mais c’est bien la disparition de la pratique ordalique, jugée superstitieuse, qui permet dans les deux pays la mise en place progressive d’une justice royale qui tente de se substituer à la vengeance privée, et recourt davantage à la peine de mort à partir des XVe-XVIe siècles. D’autant que, dans le même temps, le développement de la Réforme accroît le recours aux supplices : à Paris, on brûle les hérétiques, bientôt considérés comme des rebelles contre le roi, et donc pendus pour lèse-majesté plus que pour leur foi, tandis qu’à Londres, mais plus rarement, on brûle les papistes.
L’exécution capitale conserve durablement une dimension sacrée. Les théologiens n’étaient en effet pas contre la peine capitale malgré la maxime Ecclesia non sitit sanguinem (« L’Église n’aime pas le sang »). Et, du reste, tout le christianisme repose sur l’idée du jugement. Pour autant, selon l’auteur, l’exécution n’est pas une offrande à Dieu ou un sacrifice (sans doute en partage-t-elle les formes, et notamment la ritualisation de la violence). Le criminel n’est ni saint ni martyr, et l’exécution est surtout une « technique de persuasion et de communication » aux mains des autorités. Les dernières paroles du condamné continuent de jouer un rôle important. Dans la culture catholique, ses larmes pouvaient être considérées comme une preuve de la grâce divine, tel le sang du Christ, capable de suppléer à l’eucharistie. Et dans la culture protestante de la prédestination, les derniers instants devaient être consacrés au combat contre Satan.
Cette différence de conception se retrouve également dans le rapport à l’exécuteur. À Paris, il est lié à la sacralité du pouvoir des juges, tandis qu’à Londres il est un simple délégué du shérif. Pascal Bastien fait l’hypothèse que jusqu’au XIIIe siècle la fonction ait pu être assumée à Paris par le roy des ribauds, un étrange officier de la maison du roi qui avait juridiction sur les prostituées, les maisons de jeu, ou encore les déplacements des lépreux. Ce n’est qu’avec le développement des villes et la centralisation du pouvoir qu’on voit apparaître un bourreau professionnel. Celui-ci sera progressivement frappé d’infamie. Une infamie populaire plus que légale, car il pouvait témoigner en justice, rendre plainte, faire un testament, ce qu’un condamné à une véritable peine infamante ne pouvait faire. Mais en pratique, il y a des réticences à partager le même banc que l’exécuteur à l’église, à acheter le pain d’une même corbeille, et à Paris on le faisait résider dans l’instrument même du supplice, la maison du pilori des Halles. Cette ignominie est sans doute liée au fait que certains bourreaux se recrutèrent au départ parmi les condamnés à mort. Si l’exécuteur parisien bénéficie de quelques droits exorbitants, comme celui dit de havage, lui permettant de prélever chez les marchands une certaine quantité de denrées en nature (Turgot le supprimera en 1775), il reste un paria. C’est ce qui explique probablement la formation de dynasties de bourreaux, avec notamment Charles Sanson qui prend la charge en 1688 et la transmettra sans interruption à sa descendance jusqu’en 1847. Pas d’endogamie du même ordre à Londres, où l’exécuteur ne fait l’objet d’aucune ignominie particulière. Il est cependant moins riche que son homologue parisien, doit exercer un autre métier à côté, voire ne garder que celui-là lorsqu’il est destitué de sa charge, et apparaît comme une figure de la vie urbaine.
La ville et la mort
Pascal Bastien restitue en détail la place qu’occupe le spectacle de la peine de mort dans les deux capitales, à commencer par la géographie macabre. Le pont de Londres a ainsi été longtemps hérissé de têtes de criminels. Avant 1783, les supplices variés (bûcher, écartèlement, ou décapitation à la hache pour la noblesse) ont lieu à l’écart de la ville, à Tyburn, où se tient un gibet à trois branches érigé au XVIe siècle. Ils se déplaceront ensuite devant la prison de Newgate, en face de la cour criminelle d’Old Bailey. À Paris, un arrêt du Parlement de 1633 défend d’exécuter les condamnés à mort ailleurs qu’en place publique. On compte plusieurs petits gibets disséminés dans la ville, mais le plus important reste celui de Montfaucon, avec ses seize piliers de pierre. Il ne sera plus en usage à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, mais aura durablement marqué l’imaginaire mortifère de la ville.
Dans la tradition de l’histoire des sensibilités proposée par Alain Corbin, l’auteur montre aussi comment le supplice génère son propre univers sonore : lecture à haute voix du jugement de mort, craquement des os, applaudissements ou rires des spectateurs, dernier discours du condamné, chansons et complaintes permettant une diffusion populaire des mots du crime et du châtiment. Et sur cette question discutée du lien entre l’attitude du public et la contestation de l’exemplarité des supplices, Pascal Bastien apporte plusieurs éléments de réflexion. Il nuance ainsi l’idée reçue des désordres des spectateurs au pied de l’échafaud, car des témoignages de l’époque indiquent qu’à Londres le spectacle se déroule plutôt dans le calme. À Paris, l’éclat des supplices (1640-1750) lasse même les contemporains. La réception en est complexe : « On pouvait être dégoûté par un supplice sans éprouver de la pitié pour celui qui le souffrait, ou au contraire être fasciné et séduit par le spectacle d’un corps brisé tout en affichant par ses larmes et ses prières une sincère et profonde compassion pour le malheureux ». L’exécution n’est donc ni un carnaval, ni le lieu d’un absolu recueillement, mais un spectacle constamment réinventé, selon l’attitude du condamné et les dispositions des spectateurs.
Mais comment expliquer alors que les Anglais suppriment rapidement la publicité des exécutions, en 1868, tandis que les Français ne le feront qu’en 1939 ? Un développement plus précoce de la ville de Londres, qui reprendrait ses droits sur la cérémonie de mise à mort ? Une perception culturellement différente de l’exemplarité entre les deux cités ? D’après l’auteur, en effet, « à Paris, on punissait pour qu’il n’y ait plus de crime ; à Londres, on punissait parce qu’un crime avait été commis ». À moins qu’il ne faille encore chercher du côté des sensibilités à la violence, du succès de la prison, ou bien du développement des moyens de communication à distance au XXe siècle.