Étudiant le répertoire des émotions au Moyen Âge, deux historiens montrent l’importance de la vie affective dans la construction du sujet et des relations sociales. Plongée dans l’intimité des médiévaux.
Étudiant le répertoire des émotions au Moyen Âge, deux historiens montrent l’importance de la vie affective dans la construction du sujet et des relations sociales. Plongée dans l’intimité des médiévaux.
À la suite des travaux de Johan Huizinga et de Norbert Elias [1], les historiens ont longtemps pensé que les hommes et les femmes des époques antérieures aux XVIIe-XVIIIe siècles étaient violents, cruels, infantiles, instinctifs et, par conséquent, incapables de contrôler leurs émotions. La manifestation de celles-ci aurait été un phénomène « naturel » et il aurait fallu attendre le processus de « civilisation des mœurs » pour passer des émotions-instincts à la raison et au contrôle de soi.
Fort heureusement, depuis une vingtaine d’années, de riches études sont venues mettre fin à cette vision, outre-Atlantique, avec les travaux pionniers de Barbara H. Rosenwein et de William M. Reddy [2], et avec les auteurs de ce présent ouvrage, devenus aujourd’hui les deux plus éminents spécialistes francophones du sujet. Damien Boquet et Piroska Nagy, après avoir défendu deux thèses, respectivement sur l’affectivité religieuse du XIIe siècle et sur les larmes à la fin du Moyen Âge [3], se sont lancés dans une entreprise de longue haleine en créant et en codirigeant le projet de recherche EMMA et en produisant plusieurs ouvrages collectifs.
Ce livre propose une synthèse sur l’histoire des émotions durant toute la période médiévale. Grâce à une documentation variée, les auteurs scrutent avec minutie, dans les monastères, les écoles, les universités, la famille ou la rue, au sein des milieux aristocratiques et princiers, chez les mystiques ou dans les milieux populaires, toute une gamme d’émotions exprimées et ressenties (amour, haine, colère, honte, mélancolie, humiliation, amour, amitié, joie, douleur ou souffrance) par les hommes et les femmes du Moyen Âge. Ils nous offrent ainsi une plongée au plus profond de l’intimité des médiévaux, pour démontrer l’importance de la vie affective dans la conception du sujet médiéval et au sein des relations sociales.
Les auteurs décrivent de quelle manière, entre le IIIe et le Ve siècles, les affects se sont christianisés pour livrer une conception neuve et originale des émotions. La Bible est saturée d’émotions. Elle met en scène un Père sensible qui se courrouce contre son peuple, mais qui sait aussi se montrer miséricordieux. Surtout, elle offre un Fils incarné chargé d’émotions vertueuses : amour, passion et souffrance. Les Pères de l’Église se sont beaucoup intéressés aux passions, comme le fait Augustin dans La Cité de Dieu (livres IX et XIV). Comme les autres théologiens de son temps, au terme de passio, l’évêque d’Hippone préfère celui d’affectus qui rend mieux compte de l’ensemble du phénomène affectif, du choc émotionnel initial à l’installation durable du sentiment.
L’instauration progressive de la doctrine du péché originel rappelle aux chrétiens que l’homme a éprouvé des émotions négatives liées à la « volonté charnelle » (voluntas carnalis) et à la concupiscence, mais que, pratiquement au même instant, il a connu la honte (pudor ou vergogna) d’avoir fauté, trouble qui lui permet de distinguer le bien du mal et qui devient une des conditions de son rachat. Avec le christianisme, l’affect entre donc dans l’âme rationnelle. L’opposition entre passio et ratio des philosophes antiques cède le pas à l’intégration de l’affect au sein de la nature humaine.
Les auteurs s’intéressent particulièrement à une communauté émotionnelle spécifique qui constitue à leurs yeux, tout au cours de la période médiévale, le principal laboratoire et la matrice des émotions en Occident : le monastère. Les moines, dont toutes les émotions sont tournées vers Dieu et le salut, procèdent à une « réorientation verticale de l’affectivité » (p. 66). Ils cherchent d’abord à maîtriser leurs affects, mais déploient des émotions plus variées, car le cénobitisme se substitue à la solitude extrême et l’amitié devient une valeur cardinale productrice d’émotions positives.
Aux XIe et XIIe siècles, on assiste à l’éclosion d’une nouvelle sensibilité dans l’intimité du cloître, qui met l’expression des émotions à l’honneur. Entre les frères se développe une puissante intimité spirituelle véhiculée par de nombreux gestes d’affection. Écoutons, par exemple, un extrait d’une lettre qu’Anselme de Cantorbéry adresse à Gondulfe au début des années 1070 :
Tout ce que je ressens à ton sujet est doux et agréable à mon cœur : tout ce que je désire pour toi est ce que mon esprit peut concevoir de mieux. En effet, je t’ai vu tel que je t’ai aimé, comme tu le sais ; j’entends que tu es tel que je t’ai désiré, comme Dieu le sait. Par suite, où que tu ailles, mon amour t’accompagne, et où que je demeure, mon désir t’embrasse. (p. 121)
Les auteurs nous mettent en garde contre le danger qu’il y aurait à lire, dans ces marques d’affection spirituelle intense, l’expression d’une sous-culture homosexuelle, comme cela a été proposé par John Boswell et ses émules [4]. Elles ne font que traduire la manière dont les frères manifestent l’amitié spirituelle en utilisant les armes de la rhétorique épistolaire. Dans ces milieux monastiques, on assiste également, à partir du XIe siècle, à une valorisation croissante des émotions positives (joie, désir, jouissance) en lien avec l’essor du thème de l’Incarnation, sensibilité nouvelle qui se retrouve au sein de la société laïque.
C’est pourquoi les auteurs explorent les émotions aristocratiques au cours du Moyen Âge central. Ils analysent d’abord les émotions exprimées par les aristocrates de la Francie des Ve-Xe siècles, parmi lesquels circulent souvent la caritas et l’amicitia, productrices d’alliance, ou l’inimicitia qui entraîne haine, colère et violence. La littérature chevaleresque offre une profusion d’émotions très diverses et un code émotionnel nouveau, s’exprimant à travers l’ « amour courtois » qui glorifie l’adultère au moment même où l’Église instaure de rigoureux principes matrimoniaux dans le cadre de la réforme dite grégorienne, au sein desquels la fides et le debitum conjugale jouent un rôle crucial.
Cette éthique peut également être considérée comme une réconciliation (contre la position purement cléricale antérieure) de l’amour (dilectio) et du plaisir charnel ; car le désir du vassal pour la dame est également sexuel. C’est pourquoi, dans une partie particulièrement convaincante, les auteurs identifient deux modèles amoureux distincts aux XIIe-XIIIe siècles : le premier, masculin homosexué, hérité de la matrice monastique, exalte les valeurs d’amitié (« l’amour vrai ») et de fidélité (féodale) où le désir sexuel est exclu ; le second, hétérosexué, très présent dans l’amour courtois, où amitié et désir charnel vont de pair. Ces deux modèles amoureux utilisent les mêmes registres émotionnels, mais la place différente du désir sexuel les empêche de se superposer.
À partir du XIIe siècle, on assiste à une « disjonction entre les deux modèles » (p. 178). D’un côté, l’amour-amitié fraternel entre deux hommes commence à être discrédité et débouche sur « l’impossible innamoramento des amants de même sexe » (p. 177). De l’autre, on assiste à une forte valorisation d’un modèle de couple amoureux hétérosexuel. Dans un contexte de réflexion accrue sur ce qui est naturel et ce qui est « contre nature », l’une des conséquences de cette évolution est le début d’un « problème sodomite » (qui prendra, on le sait, une très grande ampleur dans les deux derniers siècles médiévaux), d’une condamnation de l’homo-affectivité pourtant si valorisé avant le XIIe siècle.
Il me semble que cette disjonction est essentielle pour comprendre notre présent car elle bloque, et pour longtemps, au sein des pratiques ou des orientations homosexuelles, la prise en compte de la noblesse de l’amour (dilectio, amicitia), faisant de deux êtres du même sexe qui s’aiment des êtres transgressifs fortement sexués.
Les émotions viennent aussi épauler la rationalité des stratégies de gouvernement, et les auteurs n’omettent pas de se pencher sur la dimension émotionnelle de l’art de gouverner. Le jeune prince doit apprendre très tôt à maîtriser un code des émotions qu’on lui enseigne à travers les Miroirs aux princes. Le roi doit savoir exprimer colère et tristesse. L’ire du roi d’Angleterre Henri II manifestée verbalement à l’égard de Thomas Becket (« Mais qui donc va me débarrasser de ce clerc outrecuidant ! ») vaut sentence de mort. Il faudra ensuite, de 1170 à la pénitence d’Avranches de juillet 1174, qu’il exprime au contraire une profonde tristesse et un sincère repentir pour obtenir le pardon. Dans le domaine politique, les femmes semblent bénéficier d’une palette d’émotions politiques bien moins grande que celle des hommes.
Les émotions ont aussi leurs rites dans le domaine religieux : prier ensemble, processionner, assister à des prêches, partir en pèlerinage ou en croisade, se flageller pour expier ses fautes ou celles de l’ensemble des chrétiens, etc. Ces expressions qui peuvent nous paraître excessives n’ont rien d’hystérique et d’incontrôlé. Au contraire, elles s’expriment au sein de rituels qui visent à les canaliser. Les saintes mystiques ont été sans doute celles qui ont poussé le plus loin ces débordements d’émotions, liés à une nouvelle dévotion à l’humanité du Christ. Elles ont des visions et des spasmes, pleurent, jeûnent ou cherchent à se rassasier de Dieu de manière boulimique, entrent en extase, connaissent des lévitations, vivent une fusion amoureuse avec Dieu.
Comme le soulignent les auteurs, il faut éviter d’attribuer à cette spiritualité féminine affective une « identité de sexe », car elle a été élaborée dans les milieux monastiques masculins et ce sont les hommes qui rédigent des textes octroyant aux femmes ces expériences spirituelles émotives très corporelles. Comparés à leur vita rédigée par des hommes (parfois leur confesseur), les écrits des mystiques elles-mêmes (peu nombreux) apparaissent bien moins émotionnels et psychosomatiques. Les hagiographes insistent sur les intenses souffrances physiques, tandis que les femmes mystiques rapportent davantage leur union avec l’amant divin. L’idée que le corps aurait été le lieu privilégié de la dévotion féminine a sans doute été amplifiée par les sources hagiographiques masculines [5].
Finalement, à la lecture de cet ouvrage, on peut affirmer que les émotions médiévales ne sont pas moins codifiées et rationnelles que celles que l’on observe aujourd’hui. Ce sont les sociétés occidentales qui ont progressivement instauré une opposition entre raison et émotion qui n’avait pas de raison d’être au Moyen Âge. Chaque individu possède un répertoire émotionnel et en active une partie selon son humeur et selon les personnes avec qui il se trouve, créant un lien de communication émotionnelle, fortement maîtrisé.
L’histoire des émotions pratiquée par Piroska Nagy et Damien Boquet renoue avec les interrogations premières des historiens de la vie privée et nous permet de pénétrer un peu mieux dans l’intimité corporelle et mentale des gens qui nous ont précédés.
par , le 17 mai 2017
Didier Lett, « Amours et colères médiévales », La Vie des idées , 17 mai 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Amours-et-coleres-medievales
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[1] J. Huizinga, L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 2002 (1919) ; N. Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Agora, 1973, et La Dynamique de l’Occident, Paris, Agora, 1975, extraits de l’ouvrage paru en allemand en 1939.
[2] Barbara H. Rosenwein, « Worrying about Emotions in History », American Historical Review, 107, 2002, p. 821-845, et Emotional Communities in the Early Middles Ages, Ithaca, Cornell University Press, 2006 ; W. M. Reddy, Navigation of Feeling. A framework for a History of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
[3] Damien Boquet, L’ordre de l’affect au Moyen Âge. Autour de l’anthropologie affective d’Aelred de Rievaulx, Paris, Caen, CRAHM, 2005 ; P. Nagy, Le don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution (Ve-XIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2000.
[4] J. Boswell, Christianity, Social Tolerance, and Homosexuality : Gay People in Western Europe from the Beginning of the Christian Era to the Fourteenth Century, The University of Chicago Press, Chicago, 1980 (traduction française en 1985).
[5] A. Hollywood, Sensible Extasy. Mysticism, Sexual Difference, and the Demands of History, Chicago, University of Chicago Press, 2001.