Qu’est-ce que les situations des aides à domicile nous apprennent de l’histoire de la domination ? À partir de deux ouvrages récents, Dominique Memmi montre que ce cas met en lumière les dimensions et les limites d’une crise de la domination rapprochée dans le salariat féminin.
Cet essai s’appuie principalement sur deux ouvrages récemment parus : Christelle Avril, Les Aides à domicile : un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014 (300 p.) ; Florence Weber, Loïc Trabut, Solène Billaud (dir.), Le Salaire de la confiance. L’aide à domicile aujourd’hui, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2014 (368 p.) On trouvera toutes les notes de cet essai dans le PDF ci-joint.
Une figure de travail à domicile est en pleine expansion aujourd’hui : celle de l’aide à domicile. À la lumière de deux ouvrages sortis en 2014 [1], cette réalité apparaît si intéressante qu’elle oblige à mettre à l’épreuve une notion que nous avions proposée ailleurs : celle « domination rapprochée ». Nous l’avions définie comme une relation sociale plaçant ses protagonistes dans une situation d’interdépendance puissante, renforcée par le fait qu’ils se trouvent retenus de manière quasi continue, en situation de co-présence physique, dans un lieu relativement unique et clos. Exemplaire à cet égard : la domus, où parents/enfants, hommes/femmes, et maîtres/serviteurs sont condamnés au face à face. Parce que ces relations y sont en outre structurellement déséquilibrées, on parlera à leur propos de relations de « domination rapprochée ». Nous avions fait l’hypothèse à leur propos d’une hausse tendancielle à l’intolérance à ce type de domination depuis notamment le milieu des années 1960 en France [2]. Le cas des aides à domicile invalide-t-il cette hypothèse ? Pas vraiment. Mais cela permet de la complexifier.
La question mérite d’autant plus d’être réactualisée à propos de cette figure de l’aide à domicile qu’on a affaire là à un emploi ayant semble-t-il de l’avenir : en 2001, on estime à 540 000 le nombre de personnes vivant à domicile et gravement dépendantes et les aides à domicile sont passées de 30 000 en 1970 à 500 000 aujourd’hui. L’accroissement de ce secteur seul semble avoir été de nature à inverser la baisse historique puis la stagnation des emplois de service : leur hausse, si fortement encouragée par les pouvoirs publics, semble entièrement passée par là.
De la domination rapprochée
On se retrouve confronté ici à une situation qui emprunte bien des traits à la situation de domination rapprochée définie plus haut. De domination : il s’agit non seulement d’une relation salariale réclamant du salarié une obéissance légale, mais, de plus, activité de service, elle s’opère en présence et sous le contrôle direct de celui qui en bénéficie : les témoignages de professionnelles ne manquent pas sur les injonctions – pas toujours aimables – reçues par les aides à domicile de la part des bénéficiaires. Cette activité se caractérise de surcroît – ce dont témoignent aussi abondamment les intéressées – par une grande porosité des limites du travail et une difficulté particulière à la distinction entre travail dû et indu : heures de « travail » proprement dit et heures de simple « présence responsable » [3], aides périphériques ou de dernière minute difficiles à refuser, tâches relevant d’autres aidants mais parfois incontournables (souillures corporelles, petites blessures).
Les aides à domicile représentent par ailleurs une population particulièrement dominée. Christelle Avril fait l’inventaire des traits de la fragilité sociale de ces personnels : femmes à 99% [4], mal rémunérées (si leur salaire à temps plein est comparable à celui des travailleurs non qualifiés, leur embauche systématique à temps partiel condamne les 2/3 d’entre elles à gagner moins de 1000 € par mois), dépourvues de diplôme (36% contre 14% des femmes en emploi), un peu plus souvent nées à l’étranger et de parents nés à l’étranger, un peu plus âgées que les travailleurs non qualifiés (45 ans en moyenne contre 40), vivant plus fréquemment en familles monoparentales et deux fois plus souvent dans des ménages complexes de plus d’une personne (comprenant un frère, une sœur, des parents ou enfant(s) adulte(s) voire eux-mêmes chargés d’enfants) [5]. Toutes exercent ce métier par défaut. Bref, révélant en fait « un nouveau visage des couches populaires salariées », cet emploi « alimente presque à soi seul la croissance de l’emploi non qualifié d’aujourd’hui » (Avril, p. 262). Or malgré les encouragements fiscaux, les aides à domicile continuent à représenter un coût que tous ne sont pas prêts à assumer : elles sont ainsi mises en contact avec des bénéficiaires souvent mieux dotés qu’elles financièrement..Ces situations mettent en présence des dominées dépendantes socialement et des dominant-e-s physiquement dépendantes. Dominant-e-s assurément dans la mesure où dépendance ne les empêche pas (eux/elles ou leur famille) de rester donneur d’ordres qui « ont toute chance d’être obéis » (selon la définition wébérienne de la domination). Par opposition aux injonctions que les personnes âgées peuvent recevoir (« asseyez vous : ce sera plus facile pour la douche »), et qui sont donnés à leur profit immédiat, ceux qu’elles donnent aux aidants ne sont profitables à ces derniers qu’indirectement et du fait de la structure sociales (par le salaire consenti). Dépendance et domination restent bien distinctes [6]. Autre indice de ce fait : comme dans les relations ancillaires du passé, les aidants continuent) être le plus souvent appelés par leur prénom, alors que les aidés restent « Monsieur » ou « Madame » X.
Cette relation de domination, donc, s’exerce en second lieu dans un « rapprochement » notable pour un bon tiers des aides à domicile. 60 à 70% des aides à domicile en France ont certes trouvé leur emploi par l’intermédiaire d’une association. Elles n’effectuent donc que quelques heures par jour chez la personne et passent de domicile en domicile. Mais restent 30 à 40 % des aides qui ont passé un contrat de gré à gré avec la personne qu’elles aident, et qui peuvent être beaucoup plus étroitement attachées à la personne du bénéficiaire, dormant éventuellement à son domicile, et donc associées de fait à son déshabillage, son coucher, sa toilette, ses traitements médicaux, infirmières et aides soignantes ne venant souvent plus assurer ces tâches. Enfin la caractéristique du métier – prendre en charge des personnes « à risque » et en situation de très forte dépendance provoque une dépendance inversée de l’aide à domicile : la convention collective qui administre le métier des aides à domicile ne passant pas par une association est très restrictive du point de vue des jours de fête, des week-ends, des absences.
Mais même lorsque ne sont prises en compte que les 2/3 d’aides à domiciles proposées par des associations, leur métier apparaît cumuler bien d’autres traits du rapprochement. Il s’exerce d’abord à l’intérieur du domicile du bénéficiaire avec le rapprochement physique à l’autre que cela suppose. Les aides à domicile affrontent des domiciles surchauffés et hermétiquement fermés par crainte du froid et des microbes, et donc conservant, parfois jusqu’à l’escalier, les différentes odeurs liées à l’incontinence (Avril, p. 32, 33, 36) : l’inclusion, même provisoire, dans le domicile vaut pénétration dans l’intimité corporelle. Elle s’aggrave du fait qu’une partie de la tâche porte non pas seulement sur le ménage et la cuisine, mais aussi sur l’aide à la toilette. Dans ce travail non qualifié, la mise à distance que permet l’exercice de la compétence technique ou savante comme c’est le cas chez les soignants hospitaliers par exemple [7], est impossible. Or les aidants, en troisième lieu, ont affaire à des corps relâchés, peu capables d’auto-contrôle, comme ceux des enfants, mais contrairement à ceux de ces derniers, il s’agit en outre de corps clairement dysphoriques [8], c’est-à-dire source d’affects négatifs, voire de répugnance et d’effroi : en ce qu’ils sont vieux, voire très vieux. Les aides à domicile observées par Christelle Avril travaillent par exemple dans 9 cas sur 10 pour des personnes de plus de 75 ans, donc voués à une marche irréversible vers un relâchement croissant et, par ailleurs, vers l’entropie et la mort.
Jean Renoir, Le Journal d’une femme de chambre, 1948
La coexistence entre ce rapprochement extrême (entrée dans le domicile et dans l’intimité corporelle) et la domination sociale est pourtant peu prise en compte par les auteures. Florence Weber se penche bien sur la potentielle relation de domination entre les protagonistes de la relation : « Dans le modèle domestique, le salaire et l’emploi du temps des employées sont pris dans la relation personnelle entre l’aidé et l’aidant. Cette relation n’est pas systématiquement en faveur de la personne aidée ou en faveur de son aidant salarié. Tout au contraire, le rapport de force dépend des fragilités propres de l’une et de l’autre » (Weber, p. 25). Du coup, « Laquelle de ces deux fragilités – la fragilité médicale des personnes âgées dépendantes ou la fragilité sociales des aides à domicile – l’emporte-t-elle pour expliquer la balance de pouvoir dans la relation ? » (Weber, p. 10). Mais l’attention accordée à l’interaction s’estompe très vite derrière la curiosité qui va devenir dominante dans l’ouvrage : celle déployée non sur la relation mais sur les tiers : c’est-à-dire les différentes institutions gérant le travail à domicile, ce « système politico-administratif complexe où jouent dans l’ombre de multiples acteurs » (Weber, p. 11).
Christelle Avril, en revanche, ne craint pas de décrire le rapprochement physique aidant/aidé, par le biais de leur confrontation au bas corporel – l’urine et les selles de l’aidé. L’auteur précise aussi que « Contrairement à la majorité des femmes de ménage qui, elles, interviennent dans des domiciles vides de leurs occupants, les aides à domicile ont pour particularité de travailler au contact direct des personnes âgés et de passer plusieurs heurs d’affilée en leur présence » (Avril, p. 13). Mais le légitime souci d’éviter le collage de la traditionnelle figure de la « domestique » sur la figure spécifique et moderne de l’ aide à domicile l’amène à préciser : « Il faut bien comprendre que ces travailleuses ne passent pas la journée entière avec une même personne âgée (ce que ferait un parent ou une domestique à demeure) mais à l’instar d’un plombier, un réparateur de télévision ou un médecin, elles interviennent chaque jour au domicile de plusieurs personnes » (Avril, p. 31). S’il est certes précisé quelques pages plus loin qu’ « elles n’échangent pas quelques minutes avec chacune d’elles, mais partagent leur appartement pendant plusieurs heures » (Avril, p. 37) , la comparaison avec des figures masculines (un plombier, un réparateur, un médecin) que seules leurs compétences certifiées autorise à pénétrer le domicile voire (médecin) l’intimité corporelle (et encore : de manière très fragmentaire) tend ici aussi à éloigner de l’analyse la question de la gestion contemporaine de l’intimité physique et du rapprochement, par des professions par ailleurs féminines non – ou très peu – qualifiées.
Variations féminines du rapport au travail
Ces ouvrages nous en apprennent pourtant beaucoup, de fait, sur l’intolérance contemporaine à ce que nous avons appelé la domination rapprochée. Dans Le salaire de la confiance, le journal de bord rédigé, à l’intention des enquêteurs, par une aide à domicile témoigne du malaise indéniable engendré par ces situations de rapprochement : ne serait-ce que face à la demande récurrente qui leur est faite de dialoguer avec les personnes âgées et de personnaliser la relation. Mais surtout, dans l’ouvrage de Christelle Avril – et c’est ce qui en fait selon nous l’intérêt majeur – la résistance à cette demande se révèle socialement située. Deux populations s’avèrent fortement construites par les protagonistes au cours de leurs interactions.
D’un côté, des femmes qui sont soit d’origine particulièrement modeste, soit des femmes diplômées mais confrontées à un fort déclassement par l’immigration. Elles sont construites par les autres comme les Noires et les Arabes. Et elles sont réputées accepter trop facilement les tâches des soins au corps, même souillé, et les « cas difficiles » : bref la confrontation à l’intimité corporelle dysphorique. Elles acceptent aussi les dépassements d’horaires, les interventions le soir ou la nuit : leur vie privée est davantage annexée à celle de l’autre, à la faveur d’un « rapprochement » particulièrement continu et durable avec ce dernier. Mieux elles « perdent leur temps » à bavarder avec celui ou celle qu’elles aident, comme si elles étaient en visite, ne manifestant aucune honte à remplir cette fonction sociale, la mettant volontiers en scène à l’extérieur (« je fais les courses pour Madame X »), et surtout déclarent plus souvent leur empathie pour les personnes âgées.
Malgré la spécificité indéniable de la profession d’aide à domicile, c’est donc bien l’ancien régime de domesticité qui se profile ici, tel que nous l’avons découvert dans une dizaine d’autobiographies spontanées produites de la fin du XIXe siècle à nos jours : il s’agit pour aller vite d’ un régime de domination à tonalité quasi familiale supposant une co-dépendance forte. Et comme dans ce régime de domesticité, il est partiellement imputable à une fragilité « biographique » particulière qui s’est révélée, chez les femmes venues à la domesticité, assez constante dans notre propre corpus d’autobiographies évoqué plus haut : l’isolement affectif, et souvent dès les premières années de vie. Il se vérifie ici sous une forme atténuée : ces femmes, plus souvent récemment immigrées, se trouvent plus isolées de leur familles que les autres, en ce qu’elles sont privées notamment de leurs ascendants. Leur investissement de « proximité » sur la figure patronale s’en voit facilitée. Une femme noire, aide à domicile chez une vieille dame, se montre à la fois « corvéable à merci tant qu’elle est là et disposée à s’en aller dès que sa fausse patronne mais vraie cliente entrera à l’hôpital » (Weber p. 19). Elle se plie par ailleurs à tous les rythmes qu’on lui demande, en dépit du fait qu’elle aît mari et enfants qu’elle invite à « la rejoindre une partie du temps » (Weber, p. 19-20). Sa vie privée est donc totalement annexée à celle de sa patronne. Ce régime de relation s’accompagne d’un investissement affectif fortement déséquilibré : elle entretient des « relations personnelles fortes avec certains des enfants », « reporte sur sa patronne l’affection filiale dont elle est sevrée : sa mère âgée est restée au pays et mourra pendant cette période » (ibid.). Tout ceci sans répondant réel du côté de la patronne : « la vieille dame ne sera jamais convaincue par cette relation (‘elle ne m’est rien, je ne lui suis rien’) » (ibid.). Quoique outrant jusqu’à la caricature son économie affective déséquilibrée, l’ancien régime de relation domestique (tel que nous sommes en mesure aujourd’hui de le décrire grâce à nos autobiographies) se trouve ici fort bien résumé.
Face à ce groupe, le groupe des Blanches, dont le comportement, du point de ce qui nous occupe, est à l’opposé du précédent. Souvent issus des métiers indépendants, (artisans et petit patronat) en voie de déclassement familial (faillite de l’entreprise) ou personnel (licenciement ou divorce) elles « ne valorisent pas leur travail dans les discours mais n’envisagent pas de le quitter, elles tiennent à leur emploi » (Avril, p. 139) : bref, elles acceptent – par la force des choses – la domination qui s’exerce sur elles. Mais elles en refusent au fond le rapprochement : qu’il soit spatial, physique, ou affectif.
Elles séparent tout d’abord au maximum leur vie privée d’avec celle des bénéficiaires de l’aide, s’efforçant de respecter des horaires de bureau, avec des pauses déjeuner qu’elles refusent opiniâtrement de prendre en présence des personnes âgées. Elles refusent ensuite le contact avec le bas corporel dysphorique, mieux, elles le proclament publiquement – « on est pas là pour torcher les vieux » – même s’il semble que dans les faits certaines interventions s’avèrent incontournables. Elles exercent au maximum ce qui est avant tout une activité de service à la personne par la médiation d’objets et de travail sur les objets (elles se livrent à une activité de ménage si frénétique que l’enquêtrice a du mal à les suivre) (Avril, p. 138). Enfin elles refusent le relationnel, qui les empêcherait selon elles de faire correctement leur travail. Leur manque d’empathie pour ces personnes âgées-là surprend d’autant plus l’enquêtrice qu’elles peuvent avoir elles-mêmes des parents âgés.
Tout rapprochement semble alors menaçant. Sur son versant « relationnel », alors qu’il peut être proclamé enrichissant par quelques « Noires et Arabes », il se traduit par l’ennui pour les Blanches (aidants et aidés n’auraient « rien d’intéressant à se dire »). Sur son versant physique, il se traduit par le sentiment d’une sorte d’effraction réciproque : ainsi de la gène face à la toilette intime, surtout si elle ne peut être médiatisée par ces écrans que sont les gants : « Douche. Je lui dis d’acheter des lingettes pour le corps, sinon les gants de toilette ne vont pas suffire. J’ai du mal (gêne) à nettoyer son intimité complètement du fait du contact. Elle me prend les gants des mains (sans agressivité) pour finir elle-même » (Weber, p. 155). Cette gêne de l’aidant, une bénéficiaire se plait à l’intensifier en exagérant le rapprochement et le détournant de son sens (elle fait semblant de jouir pendant la toilette) (Weber, p. 117).
Mais surtout, les Blanches vivent ce métier comme humiliant : certaines d’entre elles témoignent du mépris qu’il suscite chez les autres, et de la honte qu’elles ont à l’exercer, allant alors jusqu’à cacher en ville qu’elles le font. Honte et sentiment de déchoir dans l’accomplissement d’une action : tels sont quelques éléments dont Norbert Elias fait l’indice qu’une étape nouvelle a été franchie dans le procès de civilisation. On pourrait alors avancer que les Blanches manifestent leur répugnance pour un état, devenu pour elle intolérable, de la domination sociale : celui qui se double d’un rapprochement physique et/ou relationnel avec qui donne des ordres pour être servi.
Or cette honte et ce mépris de soi dans la domesticité rappellent fortement ceux qui commencent à apparaître dans les autobiographies de domestiques postérieures aux années 1960 : chez une Maria Arondo, jeune espagnole ainée d’une famille trop nombreuse et se retrouvant contrainte de travailler chez les autres, et qui recherche d’abord un rapport quasi familial avec ses patrons avant de ne plus le supporter ; ou chez Isaure, d’abord ravie d’avoir « choisi » le métier de femme de ménage, mais se qualifiant violemment de « bonniche » chaque fois qu’elle se retrouvera coincée dans des relations trop rapprochées, trop affectives avec certains de ses patrons [9].
Cas Wouters, un des plus intéressants élèves de Norbert Elias, a montré que l’analyse de la tolérance au pouvoir a été négligée dans l’étude du procès de civilisation. Il s’avère qu’importent moins ici les variations quantitatives de tolérance à la domination – c’est l’idée des « seuils » chez Elias – que les modalités de la domination. Tout se passe ici en effet comme si une limite avait été franchie pour les seules « Blanches » : une domination objective, accompagnée de rapprochement, serait pour elles particulièrement dérangeante, génératrice de honte, et d’humiliation.
Injonction et résistances au rapprochement
L’extraordinaire résistance de ces femmes au rapprochement s’opère alors malgré de considérables pressions. Celles des politiques publiques, d’abord, qui ont redéfini le métier en terme d’aide à la « vie sociale » (AVS : des « Auxiliaires de Vie Sociale »). Pression aussi des dirigeants d’association (des femmes aussi pour la plupart), qui privilégient le relationnel au point de soutenir sur ce point explicitement les « Noires et Arabes » au détriment des Blanches. Pour ce faire, ces cadres administratives ennoblissent la tâche ancillaire – « le ménage n’est qu’un moyen quand la relation humaine est une fin » (Weber, p. 128) – et le dévouement au corps de l’autre : « ‘faire à manger est un acte noble’. À travers la nourriture, « on la (la personne) met en contact avec son histoire, avec le plaisir de son corps, avec la vie sociale » (Weber, p. 131). De nombreux modèles édifiants en ce sens émaillent, sous forme de narrations fictives, les manuels de formation au métier (« ‘Ce matin, Samira (AVS) lui a tenu la main, elle lui a dit : Je suis là, je reste près de vous, et Madame G. a souri’ » ) (Weber, p. 117).
Pression des familles aidées, en troisième lieu : un fils téléphone à l’enquêtrice pour lui demander expressément – alors que c’est la tâche de l’aide soignante – de faire prendre une douche à sa mère (Avril, p. 49) ; une famille insiste pour que l’ aide à domicile converse avec son aïeul (Weber, op. cit.). Pression constituée par l’évidence, enfin, dans lequel est forgé l’habitus féminin lui-même : même si cela revient normalement à l’aide soignante, « aucune aide à domicile ne repart en laissant une couche mouillée » (Avril, p. 49). Et même si la formation, sanctionnée par le diplôme professionnel, rappelle que cette tâche revient à l’aide soignante, la majorité des aides à domicile font la toilette de la personne âgées et déclarent l’inverse à l’examen oral (Weber) : ces femmes ne parviennent dont pas à laisser un corps en détresse totalement sans soin.
Malgré cette pression multiforme, L’étape du « procès de civilisation » de la domination, si nous acceptons de parler en ces termes, se caractériserait donc par le fait que les Blanches, même dominées, ont désormais du mal à supporter le rapprochement corporel et relationnel mais dans ce contexte-là seulement. Au cœur de leur domicile, en effet est indubitable leur engagement personnel tant physique (attachement à la propreté du logis et au statut de femme d’ »intérieur ») que relationnel : elles acceptent la surveillance de leur temps de sortie par leurs proches (« mais t’étais où ? ») au point de se monter les plus résistantes à aller discuter avec l’enquêtrice au café après leur service (Avril, p. 136-137) (mais c’est aussi qu’elles ont, elles, ces familles proches au bénéfice desquelles activer leur dévouement physique et relationnel).
D’où un double phénomène noté par Christelle Avril et qui reste à l’état relativement inexpliqué dans l’ouvrage : la coexistence entre une féminité proclamée (par le soin vestimentaire, ou le dévouement à l’égard de la famille) et une sorte de « virilisme » dans le travail, qui se traduit par le déchainement physique, et le travail en force décrit plus haut.
Cette féminité affichée peut certes être interprétée - comme elle l’est en Angleterre par Beverley Skeggs qui en vérifie l’existence – comme un souci de ces femmes de se distinguer du bas des classes populaires – mal soignées, mal fagotées – dont elles sont si proches, et dont elles se sont encore rapprochées par leur travail. Mais l’investissement quasi exclusif dans la force physique semble manifester une défense non moins active contre un autre péril et un autre rapprochement : celui que suppose le service à la personne, dans une situation qu’elles vivent comme dominée. « Va discuter avec la mamie, je vais finir toute seule » (Avril, p. 137) est alors une phrase éloquente : dans le contexte d’une domination accompagnée de rapprochement physique forcé, il vaut mieux être « seule », en effet, et fuir tout rapprochement supplémentaire en investissant dans le monde des objets. Contrairement à ce qui se passe à leur propre domicile, l’énergie qu’elles mettent ici dans le ménage leur permet de lutter contre une partie de l’habitus féminin : les dispositions au relationnel. Elles s’arrachent au « souci de l’Autre » – si « féminin » – en jouant contre lui leur spécialisation dans le travail domestique. Mais cette résistance à l’habitus féminin ne se vérifie pas dans leur propre domicile. Elle ne s’opère qu’en situation professionnelle : elle est donc bien tactique.
Cette sortie – toute relative - de la domination, par sortie pure et simple du rapprochement, permet alors de mieux comprendre un dernier trait de ces femmes : leur aptitude, elle aussi viriloïde, à la Voice. Pas plus que pour les Noires et les Arabes, l’ « Exit » – pour parler là encore comme Hirschman [10] – n’est possible à l’égard de cette condition : elles sont contraintes d’accepter une situation qui représente leur seule chance de se voir employées. Mais « céder n’est pas consentir » [11] : pas question de faire preuve de « loyalty » en tolérant un rapprochement désormais vécu comme « excessif », humiliant, honteux. Les « Blanches » peuvent alors se présenter comme celles qui « ne se laissent pas faire », celles qui « gueulent », tant au bureau de l’association qu’avec les personnes âgées, et qui, ayant la « voix qui porte », s’autorisent à « s’emporter », se mettent volontiers « en scène dans des joutes verbales », bref « ont le courage de braver ceux qui les emploient » (Avril, p. 138-139). Cette virilité mise en scène nous semble traduire le même arrachement forcé et volontariste à la même partie de l’habitus féminin : le Souci de l’autre. Or c’est ce souci de l’autre qui travaille sans cesse, chez les femmes tout particulièrement, à la cause du rapprochement, physique ou psychologique avec autrui. Le double surjeu de la virilité par ces femmes – par un travail en force sur les objets et une aptitude au « coup de gueule » – traduirait une même résistance opiniâtre au souci de la personne, si fortement construit comme féminin, et si incitatif au rapprochement avec le dominant, quel qu’il soit.
En fait les choses s’avèrent un peu plus compliquées. D’abord parce que ces Blanches ont des manières diversifiées de se défendre contre le rapprochement par le « care », si idéalisé aujourd’hui. Les cadres – « blanches » elles aussi – des associations n’en refusent que le caractère le plus physique, et adhèrent pleinement en revanche au rapprochement relationnel. Face à l’aide à domicile qui dit « Ben, je fais la toilette, je suis payée pour faire la toilette », la formatrice s’insurge : « Non, ce n’est pas ça, l’aide à la personne » (Weber, p. 106). Mais c’est bien parce qu’il existe des aides soignantes et infirmières que ces cadres peuvent considérer aussi avec évidence que le sale boulot corporel doit être délégué et jouer le relationnel contre le bas corporel, le soin à l’âme contre le soin au corps.
Par ailleurs cette résistance à l’habitus féminin n’est pas absolue. Le « Journal de bord » cité plus haut révèle en fait une posture clivée, hésitant constamment entre posture féminine et froideur professionnelle (Weber, op. cit.). Le travail relationnel est tantôt vécu comme « particulièrement aliénant » (Avril,, p. 18), comme « pesant », « envahissant », comme constituant « une forme de pénibilité » et comme « procurant aussi des formes de gratifications », les personnes âgées apparaissant à certaines comme « enrichissantes » voire comme des « amies » (Avril, p. 38).
Reste qu’il s’agit là d’un comportement particulièrement typé chez les Blanches. Et, parce qu’elle leur est propre, cette posture défensive illustre aussi la relativité de la crise de la domination rapprochée dont nous pensions qu’elle caractérisait la condition domestique en général depuis un demi siècle. Elle affecte – pour le moment – avant tout les autochtones des pays développés. Les quelques mots épars de révolte de Fatima – femme de ménage musulmane, fort peu intégrée à la culture française, et auteur de deux courtes autobiographie écrites en arabe – semblent par exemple bien mesurés par comparaison à la chronique brûlante de la haine ordinaire que représente l’autobiographie de la « blanche » Isaure [12]. Encore ne s’agit-il là que de deux femmes de ménage.
Tel serait, alors, dans notre perspective, un des grands apports de ces travaux récents sur l’aide à domicile. Ces nouvelles figures professionnelles confirment l’évolution récente qui s’est produite dans l’histoire de la domination. Mais l’intolérance à la domination rapprochée serait avant tout le fait des femmes occidentales.
Dominique Memmi, « Aides à domicile et domination rapprochée »,
La Vie des idées
, 4 mai 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Aides-a-domicile-et-domination-rapprochee
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[1] Il s’agit de : Christelle Avril, Les Aides à domicile : un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014 (300 p.) et de Florence Weber, Loïc Trabut, Solène Billaud (dir.), Le Salaire de la confiance. L’aide à domicile aujourd’hui, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2014 (368 p.). Les références renvoyant à ces ouvrages apparaitront ci-après sous la forme : « Avril » et « Weber ».
[2] « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée », in D. Damamme, B. Gobille, F. Matonti, B. Pudal, Mai-juin 68, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2008, p. 35-46.
[3] Tania Angeloff, « Employées de maison, aides à domicile : un secteur paradoxal », in Charges de famille, op. cit., p. 171 et sq.
[4] Weber, op. cit., p. 97. Elles seraient aussi pour 97,8% des élèves du Diplôme d’État d’Auxiliaire de Vie Sociale, destinées à préparer à ce métier.
[6] Albert Memmi, La Dépendance, Paris, Gallimard, 1979, p. 24 et id., « Postface », Colloque de Cerisy-La-Salle, Figures de la dépendance autour d’Albert Memmi, Paris, Puf, 1991.
[7] Lou Sompairac, Les mauvaises odeurs dans le milieu hospitalier. Enquête auprès des soignants de l’hôpital Bichat, master SSPS-EHESS, soutenance 11 septembre 2015.
[8] Cf. D. Memmi, « Le corps mort dans l’histoire des sensibilités », Communications, Chairs disparues, N° 97, (V. Souffron dir.), novembre 2015, p. 131-144.
[9] Maria Arondo, Moi, la bonne, Paris, Stock, 1975 ; Isaure (avec Bertrand Ferrier), Mémoires d’une femme de ménage, Grasset, Paris, 2013. Cette intolérance au rapprochement se perçoit aussi dans les témoignages sollicités auprès d’une dizaine de bonnes étrangères : Annie Lauran, Servir en France, Paris, Société d’édition droit et Liberté, 1976.
[10] Voir Hirschman, Albert, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard, Harvard University Press, 1970, p. 176.
[11] Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir » in L’Anatomie politique. Catégorisations et ideologies du sexe, Paris, éditions IXe, 2013.
[12] Isaure, Mémoires d’une femme de ménage, Paris, Grasset, 2012. Fatima el-Ayoubi, Prière à la lune, Paris, Editions Bachari, 2006, et Fatima el-Ayoubi, Enfin je peux marcher seule, Paris, Éditions Bachari, 2011, p. 60. Un film a été tiré de ces deux derniers textes : Fatima, de Philippe Faucon, 2015.