Bergson a toujours fait l’objet d’une lecture passionnée. Dès sa publication, son œuvre n’a cessé de susciter polémiques philosophiques et débats politiques, qui l’ont souvent emporté sur l’étude rigoureuse d’une pensée profondément originale. Retrouver cette originalité suppose à la fois de réinsérer chaque texte dans son contexte et de donner les moyens de le lire pour lui-même. C’est l’ambition de la nouvelle édition critique des œuvres complètes de Bergson, dirigée par Frédéric Worms. Entretien.
A propos de : Bergson, L’Evolution créatrice (1907), édité par Arnaud François, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 693 p., 15 euros ; Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), édité par Arnaud Bouaniche, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 322 p., 13 euros ; Le Rire (1900), édité par Guillaume Sibertin-Blanc, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 359 p., 12 euros.
laviedesidees.fr : Vous dirigez l’édition critique des œuvres de Bergson aux Presses universitaires de France qui vient de publier sa première livraison avec trois volumes. Tout le monde connaît Bergson, mais tout le monde ne sait pas nécessairement en quoi consiste une édition critique. Pourquoi présenter au public un tel travail sur les textes de Bergson. S’agit-il simplement de le resituer dans son contexte ? Ou de le rendre plus présent ?
Frédéric Worms : Dans le cas de Bergson, « édition critique » ne veut pas dire « établissement du texte ». C’est l’un des sens possibles de l’expression. Mais, en l’occurrence, la question ne se pose pas : Bergson a donné d’emblée une édition définitive de ses textes, et il y a très peu de variantes. C’est pourquoi notre édition consiste essentiellement dans un dossier ajouté au texte qui comporte un appareil de notes (et, parmi ces notes, les quelques variantes) et un certain nombre d’outils (index, tables analytiques, etc.). Par contre, il s’agit bien de tenir compte d’une histoire, et même d’une double histoire. D’abord, celle d’un recul de Bergson dans le temps. Certaines références, certains concepts sont aujourd’hui datés et appellent un éclairage spécifique. D’où la nécessité d’établir des repères historiques, philosophiques, parfois même lexicaux. Mais c’est aussi notre histoire qui s’est approfondie au fil des lectures et de la réception critique de l’œuvre. Nous sommes à un moment qui n’est plus ni celui de la gloire ni celui de l’oubli, mais un moment d’équilibre et d’élargissement de la lecture de Bergson, à la fois universitaire et non-universitaire. Il y a donc ce double effet d’histoire qui comprend en lui un moment nécessaire de lecture académique qui place Bergson au niveau des plus grands classiques. L’« édition critique » marque aussi l’entrée de Bergson parmi ces classiques.
laviedesidees.fr : Vous avez le sentiment que ce n’était pas déjà le cas ?
Frédéric Worms : Bergson a été d’emblée classique, c’est-à-dire perçu comme un grand philosophe. Péguy a tout de suite dit : « C’est notre Descartes, notre Kant ». Mais il ne l’a pas été pleinement au sens d’une œuvre qu’il faut étudier pour elle-même et qui a fait date, qui a sa rigueur propre, son originalité, son histoire, etc. C’est pourquoi je crois qu’il était encore en attente de ce type de lecture. Il était encore presque trop polémique pour devenir véritablement un classique.
laviedesidees.fr : Vous dites à plusieurs reprises, dans les textes de présentation, qu’il ne s’agit pas de faire une lecture systématique de Bergson : sa pensée n’est pas un système. Le travail critique, n’est-ce pas aussi l’exploration d’une pensée en mouvement ?
Frédéric Worms : Il s’agit effectivement de mettre en valeur à la fois une rigueur, et une histoire, de sorte que même si cette rigueur repose sur des principes, avec quelque chose de définitif (la durée, avant tout), elle n’est en effet pas donnée d’un coup, ne recouvre pas d’un coup tout le champ du savoir, de l’expérience : ainsi la première apparition de tel ou tel concept est signalée dans les notes, de même que tout ce qui est devenu rétrospectivement lieu commun, y compris les grandes images ou les grands exemples du bergsonisme (le verre d’eau sucré ou plus précisément le temps –irréductible- pour que « le sucre fonde », qui révèle la durée de l’univers ; la boule de neige, le ressort, ou bien d’autres images, qui illustrent chacune un aspect de la durée, qui grandit en avançant, qui est tension interne et non pas déroulement passif etc). On doit assister à l’apparition de tout cela dans le texte lui-même, moins sous la forme d’un système intemporel que sous la forme de l’émergence progressive d’une rigueur.
laviedesidees.fr : Vous insistez beaucoup sur la nécessité de donner au lecteur les moyens de lire l’œuvre pour elle-même : il faut insérer chaque ouvrage dans un contexte, dans une vie intellectuelle, mais aussi, deuxième exigence, lire cet ouvrage comme un objet autonome.
Frédéric Worms : L’édition critique répond à une exigence propre à l’œuvre de Bergson comme à celle peut-être de Rousseau (et au fond peut-être de tout philosophe) : l’exigence d’une double, voire d’une triple lecture. Il y a une première lecture qui restera naïve, espérons-le, dans deux cents ans, comme elle le restera pour Rousseau : lire le livre comme s’il venait de paraître. C’est une de mes exigences premières : il y a une imposture de l’éditeur s’il prétend se substituer à cette première lecture. Mais il y a également une nécessité de la deuxième lecture qui est souvent inaperçue chez Bergson comme chez Rousseau (c’est l’un des traits qui les rapprochent, parmi bien d’autres) : la première lecture est tellement séduisante en apparence (ce sont dans les deux cas des livres très bien écrits ; Bergson a eu le prix Nobel de littérature pour son style, ses images, plus sans doute que pour sa philosophie) que la complexité et la construction du texte pourraient se faire oublier. Les outils de cette deuxième lecture – celle qui dégage les points de cohérence, l’apparition des concepts, la mise en perspective historique, les grands choix doctrinaux – sont donnés dans l’appareil de l’édition critique. La troisième lecture est celle où chacun peut se réapproprier le texte, revenir à une interprétation singulière du livre pour lui-même, en l’insérant dans les questions de notre temps. C’est celle que chacun doit faire pour saisir les prolongements des problèmes dans notre présent. Nous assistons aujourd’hui au retour d’un certain nombre de problèmes bergsoniens, qu’il s’agisse de la vie, de la religion, etc. Pour cette troisième lecture, il y a quelques supports dans l’appareil critique.
laviedesidees.fr : Pourquoi cette lecture académique rigoureuse n’a-t-elle pas été possible plus tôt ?
Frédéric Worms : Bergson n’avait encore publié que deux grands livres que paraissaient déjà des commentaires de son œuvre. Le livre de Le Roy dès 1912 [1], celui ensuite de Thibaudet en 1924 [2], de Chevalier [3], de Jankélévitch [4] : ce sont tous des commentaires importants, chacun à leur manière, très différente. Par exemple, le livre de Thibaudet, Le bergsonisme (le deuxième livre à s’appeler ainsi, après celui de Julien Benda [5]) est à la fois extrêmement rigoureux, et original ; Bergson en était d’ailleurs très content (d’ailleurs chez Thibaudet le « bergsonisme » désigne moins un courant qu’une méthode). Très vite, on a donc travaillé sur Bergson comme sur un classique. C’est même peut-être l’un des auteurs le plus étudié de son vivant. Il a suscité énormément de commentaires alors même que son œuvre n’était pas achevée. Tous les auteurs dont on a parlé ont imaginé la morale de Bergson, avant même qu’elle paraisse car Bergson a mis vingt-cinq ans à l’écrire. Quand elle a enfin paru, certains ont eu de bonnes surprises, comme Jankélévitch. Dans son livre, écrit en 1931, il dit que les idées négatives sont au cœur du bergsonisme, que celui-ci critique l’idée du possible. Or, quatre ans plus tard paraît La Pensée et le Mouvant qui généralise la critique des idées négatives et de la rétrospection. Jankélévitch a cru et a affirmé qu’il avait influencé Bergson — ce qui est évidemment faux au sens littéral parce que le texte publié en 1934 avait été écrit en 1922. Mais Jankélévitch avait néanmoins anticipé l’œuvre de Bergson, et quand sa morale paraîtra il sera tout de suite prêt (dès 1933) à y reconnaître le cœur de la pensée de Bergson et une nouveauté imprévue. D’autres ont eu de mauvaises surprises, comme Chevalier qui avait déduit toute une théologie bergsonienne, alors que Bergson lui-même lui avait conseillé de renoncer à son chapitre sur Dieu dans son livre ! Les Deux Sources allaient dans un tout autre sens que le sien ! En fait, dans les commentaires écrits du vivant de Bergson, on trouve toute la palette de la philosophie française : de la gauche à la droite, de l’ontologie classique jusqu’à l’existentialisme – déjà très vivant chez Jankélévitch ou Jean Wahl. L’un des intérêts de Bergson est qu’il est un révélateur du spectre intellectuel français dans son ensemble : politiquement aussi bien que métaphysiquement. Ceci explique en partie pourquoi ces études académiques ne l’ont jamais été entièrement : chacun faisait aussi des choix idéologiques. Le bergsonisme de Thibaudet, qui paraît dans une série où figurent également Barrès et Maurras, n’est pas une lecture de Bergson pour Bergson, elle ne vise certes pas à prendre un parti, mais du moins à rendre un « air du temps ». Ce qui a été rendu impossible à la fois par la gloire, puis par l’oubli, c’est l’étude académique rigoureuse. Il y en a eu : à la première vague dont j’ai parlé, se sont ajoutés ensuite Henri Gouhier [6], Léon Husson [7] et d’autres. Mais l’étude des textes de manière académique, ou disons, pour eux-mêmes, demande toujours un certain temps. Prenons Heidegger : est-ce qu’on en fait aujourd’hui une lecture académique ? Oui, mais ce n’est pas depuis si longtemps que cela, et c’est souvent lié à l’édition (en particulier, concernant Heidegger, à l’édition de ses œuvres complètes). Le moment de l’édition est toujours un moment significatif.
laviedesidees.fr : Le travail d’édition critique n’est-il pas aussi le levier de ce refroidissement des passions ?
Frédéric Worms : La neutralité, la rigueur, la froideur ne sont qu’une étape. L’idée est de réchauffer et de raviver les choses. La rigueur universitaire est un moment nécessaire, à la fois pour reprendre les problèmes, pour faire la différence entre les problèmes de Bergson et les nôtres. Mais ce n’est qu’un moment de recul, qui doit permettre ensuite d’aborder les questions qui nous agitent.
laviedesidees.fr : Vous avez dit qu’on trouvait dans les commentaires de Bergson toute la palette de la philosophie française. Qu’est-ce qui dans Bergson prête à cela ? Bergson ne peut pas être considéré comme un philosophe polémique, même s’il fait débat, vous l’avez dit, lorsque ses livres paraissent.
Frédéric Worms : C’est, d’abord, le signe de tous les grands philosophes : ils ont tous des disciples contradictoires, parce qu’ils ont en eux des possibles contradictoires. Je suis aussi venu à Bergson par Deleuze et Merleau-Ponty, qui sont eux-mêmes contradictoires, et en me disant que quelqu’un qui a pu donner lieu à des commentaires aussi profonds et aussi opposés ne peut pas être inintéressant. En outre, dire que Bergson n’est pas polémique, c’est à la fois vrai (son but n’était pas la polémique) et insuffisant : dès le départ, ce qui se décrit chez lui comme une intuition positive, qui est celle de la durée, n’est possible que par un effort critique et une polémique contre ce qu’il appelle, de manière un peu abstraite, l’espace, mais qui est en fait la science et, derrière la science, les philosophies pour qui la science est soit le dernier mot de la connaissance du réel en soi, soit le dernier mot de notre connaissance possible. Il y a donc une polémique philosophique qui prend très vite des aspects politiques et se cristallise autour d’une opposition entre rationalisme et irrationalisme, intellectualisme et critique de l’intellectualisme. Très vite, la polémique se durcit, avec le pamphlet de Benda, qui juge que le bergsonisme est une philosophie pathétique, une philosophie de la mobilité. Il y a une récupération politique sur laquelle une certaine droite a fait fonds.
laviedesidees.fr : Pouvez-vous rappeler ce que Benda reproche à Bergson ?
Frédéric Worms : Benda pense que Bergson fait s’effondrer toutes les valeurs de la science et de la connaissance en général. Il lui reproche de critiquer la science comme si elle était une technique pratique (c’est en effet l’idée de Bergson : la science n’est pas une connaissance pure, désintéressée, mais une connaissance qui vise l’utile). Pour Benda, c’est la compromission de la science. Ce qu’il appellera la « trahison des clercs [8] » repose sur le même principe : les clercs qui trahissent sont ceux qui, au lieu de viser la connaissance pour elle-même, la font servir à des buts. Bergson, pour Benda, est au premier rang des clercs qui ont trahi, avec Nietzsche, James et un certain nombre d’autres. Ils ont critiqué la science au nom de la vie, alors qu’il faut au contraire montrer que la science est supérieure à la vie, qu’elle est l’accomplissement des facultés les plus nobles de l’homme, l’intelligence, la raison. L’affaire Dreyfus, en outre, a été menée au nom des intellectuels. Critiquer les intellectuels et la raison, c’est ouvrir la boîte de Pandore. De fait, l’association Bergson/Barrès a été un moteur polémique très puissant dès le départ, dans les deux sens. Bergson s’est trouvé piégé dans cette polémique. Le livre de François Azouvi [9] malgré sa grande richesse est à mon sens critiquable sur ce plan-là, car il reproduit cette polémique sans du tout l’approfondir. Il apporte beaucoup d’éléments factuels, mais il ne revient pas sur le principe même de l’engrenage. Alors que, comme l’a dit très vite Péguy, la philosophie de Bergson est un rationalisme. C’est un rationalisme qui cherche à comprendre ce qui dépasse une certaine connaissance limitée, mais non pas toute connaissance, bien au contraire. On ne peut le saisir que par une forme de connaissance et non par une de plongée obscurantiste dans le vivant, ou autre. C’est là qu’on retrouve assez fortement Rousseau : élargissement du rationalisme ou critique de la raison ? Elargissement des sciences et des arts ou, au contraire, retour à la forêt primitive ? Russell,dans les années 1910, retrouve exactement les accents de Voltaire contre Rousseau : Bergson, selon lui, veut nous faire revenir à l’état des guêpes et des fourmis, par la critique de l’intelligence pragmatique. De la même manière que Voltaire disait que Rousseau voulait nous remettre à quatre pattes dans la forêt. Nous sommes là au cœur d’un débat interne à la philosophie des Lumières et au rationalisme. Bergson n’est pas polémique, mais il y a en lui, dès le départ, une forme de radicalité.
laviedesidees.fr : L’allusion au livre de François Azouvi suscite une question : ces débats sont-ils éteints ? Est-ce que, aujourd’hui, la discussion sur le rationalisme, le primat de la science, et en gros les valeurs portées par les Lumières, ne donnent pas à cette édition critique une actualité possible ?
Frédéric Worms : C’est vrai et elle est trop peu vue. C’est même la première fois que la question se pose aussi directement. Il y a deux manières de le dire. Est-ce que c’est la question du rationalisme de Bergson qui est toujours vivante ? On peut dire : oui et non. Ce serait absurde de revenir au débat des années 1910. On ne peut pas se poser la question aujourd’hui dans les termes de Benda : est-ce que Bergson est un clerc qui a trahi ou pas ? Ou alors il faudrait le faire avec des outils historiques précis. Bien des auteurs que l’on a évoqués (Thibaudet, Jean Wahl, mais aussi Merleau-Ponty, Deleuze, Gouhier…), se retourneraient dans leur tombe en voyant qu’on en est encore, cent ans après, à donner crédit aux lectures des jeunes de l’Action Française qui tiraient Bergson du côté de Maurras. Il y a là quelque chose de désespérant. Certes, c’est par la liberté temporelle, individuelle, et non pas par la liberté rationnelle, universelle, ou plutôt c’est en intégrant la deuxième à la première, que Bergson échappe aux déterminismes de toutes sortes ! mais enfin il y échappe. D’autres lectures de Bergson ont eu lieu, dès le départ. Bergson a encore cette image en France, que pourtant ses plus grands lecteurs ont tout de suite su dépasser. Brunschvicg, comme Bachelard, savait que Bergson n’était pas un clerc qui avait trahi. Certes, il faut cette piqûre de rappel qu’est aussi le livre de François Azouvi, pour éviter de revenir à ce qu’il décrit, mais il faut aussi aller plus loin : rappeler que Bergson lui-même a fourni l’antidote notamment avec Les deux sources de la morale et de la religion, qui critique le clos au nom de l’ouvert (on y reviendra), avec La pensée et le mouvant, qui énonce sa méthode, et aussi tenir compte des reprises critiques qui ont jalonné tout le siècle, et cela, encore une fois, dès le départ.
Mais il y a une autre interrogation : est-ce qu’il faut reprendre la question aujourd’hui du rationalisme en général ? En quoi faut-il le compléter ? C’est une des actualités de Bergson.
laviedesidees.fr : Y en a-t-il d’autres ?
Frédéric Worms : Il y en a beaucoup. Certaines sont aisément identifiables. L’édition critique a commencé par trois livres : le premier livre de Bergson, L’essai sur les données immédiates de la conscience ; le livre le plus célèbre, Le rire ; et enfin L’évolution créatrice, dont l’actualité est très grande. Cependant, la plus grande actualité de Bergson réside peut-être dans un livre qui n’a pas encore fait l’objet de l’édition critique, Les deux sources de la morale et de la religion. C’est le livre qui a subi la plus grande somme d’interdits et de tabous, le livre de Bergson qui a été perçu comme le plus illisible. Et pourtant aujourd’hui, à mon avis, c’est le plus urgent, notamment sur la question des critères de la morale, et bien entendu de la religion.
laviedesidees.fr : Qu’est-ce qui, dans L’évolution créatrice, rencontre aujourd’hui nos préoccupations ?
Frédéric Worms : Sur son objet premier, qui est l’évolution et la vie, son titre est toujours, et peut-être plus que jamais un défi : défi aux évolutionnistes d’un côté, puisque l’évolution est création ; défi à ce qu’on appelle aujourd’hui les créationnistes, puisque cette création n’est pas du tout le fait d’un sujet transcendant, mais au contraire immanente à l’évolution. A supposer qu’il y ait un retour du créationnisme, il y a une actualité critique de Bergson. On peut en effet critiquer le créationnisme non seulement au nom de la théorie de la vie, mais au nom du concept même de création. Le créationnisme ne permet pas de penser la création, parce qu’il pense que la seule alternative à une évolution due au hasard et à la nécessité est un « dessein intelligent ». Or, Bergson pense que ceci est contradictoire avec l’idée de création, qui implique l’idée de nouveauté, de surgissement, d’imprévu dans l’expérience même. C’est cette création-là que Bergson fait voir dans le vivant en général. Certes l’idée qu’il y aurait un principe dans la vie, temporel et conscient (avec cette image risquée de l’élan vital), peut paraître effectivement périmée. Mais l’idée que la vie est émergence (concept central dans la biologie), qu’elle est une histoire, qu’elle n’est que transformation, Bergson est l’un des rares à en donner les conditions philosophiques. Il s’inscrit du coup dans un processus de temporalisation de notre expérience, mais qui n’est pas une pure et simple dissolution : c’est aussi une expérience positive, métaphysique. L’évolution créatrice, comme tous les grands livres, a l’actualité qu’on lui donne, mais il a aussi celle qu’il crée : actualité dans le débat sur le vivant, dans la théorie de la connaissance, et en métaphysique, de manière plus complexe. On voit apparaître maintenant Bergson comme alternative à Heidegger. La seule alternative possible à une métaphysique fondée sur l’expérience du néant, de la négativité ou de l’être d’ailleurs, c’est celle qui voit notre expérience partagée non entre l’être et le néant mais entre la création et la destruction : une polarité interne à la vie, donc une alternative au nihilisme. Ceci, on ne le dit pas assez souvent. La seule alternative au nihilisme, qui est un des soubassements de notre expérience aujourd’hui, consiste à montrer que le vrai problème n’est pas celui du surgissement de l’être en général, sur le fond de néant, mais celui d’un surgissement de nouveauté, à partir de ce qui existe déjà, surgissement qui exige un effort, un acte, et qui rencontre une résistance, une force en sens contraire. La création n’est pas un acte fait au préalable une fois pour toutes, ex nihilo, c’est un acte toujours en cours, et surtout à reprendre, sur le fond de sa retombée possible, de sa perte, ou de sa destruction. La vie est un événement qui a une histoire et qui peut cesser. On découvre aujourd’hui cette précarisation de la vie en général — ce qui est beaucoup plus grave que le néant.
Le « nihilisme » consiste toujours à demander plus de sens, et donc à constater l’absence du sens, parce que justement on en a « trop » demandé ! un « fondement » au-delà de l’expérience, au-delà de la vie ! on se condamne à la déception, on tombe même dans le désespoir, ou alors on réinvente un fondement, plus important que la vie, et que la résistance à la mort, et au nom duquel on pourrait sacrifier la vie ! étrange solidarité du nihilisme et du retour des transcendances abstraites, que Bergson a d’emblée révélée avec sa critique de « l’idée de néant ». Alors qu’il y a une tension interne à la vie, qui fait que certes « la vie » n’est pas une valeur en soi, mais qu’il y a en elle une polarité qui peut prendre un sens métaphysique, mais aussi moral.
laviedesidees.fr : Comment Bergson vit-il à l’étranger ? Les traductions, les études bergsoniennes sont-elles développées ?
Frédéric Worms : Bergson a été très vite connu mondialement. Il existe de nombreuses études, parfois là aussi avec autant de contresens. En Allemagne, on a par exemple accusé Bergson d’avoir plagié les philosophes de la vie allemands (Schopenhauer, Nietzsche). La polémique est évidemment très liée à la Première Guerre mondiale. Bergson s’y était d’ailleurs lui-même compromis par des discours dits « de guerre » où il n’a pas hésité à mobiliser sa philosophie, comme beaucoup d’intellectuels européens, mais en produisant encore une fois l’antidote explicite ensuite, avec son action à la SDN, puis avec Les deux sources en 1932. Mais ce qui frappe beaucoup depuis quelques années, c’est de voir à quel point le travail sur Bergson n’a jamais cessé dans certains pays. La relecture de Bergson déclenche un véritable enthousiasme. Au Japon, en Corée se tiennent des colloques passionnants sur Bergson, mais aussi au Brésil ou en Argentine. Cette année a eu lieu le premier colloque en Allemagne. Deleuze, qui en est aussi l’un des moteurs (partout dans le monde), parlait avec raison non pas d’un retour « de » Bergson, mais d’un retour « à » Bergson, depuis nos problèmes. Bref, s’il y a eu déficit de mémoire, c’est de notre part, et non dans le monde.
laviedesidees.fr : Comment expliquer ce déficit de mémoire en France ?
Frédéric Worms : Les années 1930 ont vu se produire des ruptures très profondes, très violentes. Le pamphlet de Georges Politzer, en 1929, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, constitue une rupture majeure. Tous les gens de la génération de Sartre, Merleau-Ponty, Canguilhem, Ricœur, l’ont connu par cœur. Ils ont pourtant tous fait un retour, partiel ou critique, implicite ou explicite, à Bergson. Sartre s’en est inspiré, comme Canguilhem, comme Merleau-Ponty. Ricœur lui-même a été énormément marqué par la lecture des Deux sources. Et pourtant, il n’a jamais écrit une ligne sur cet ouvrage : l’interdit politique (le livre a tout de suite été accusé d’une sorte de théologie masquée) avait même marqué quelqu’un comme Ricœur. La rupture est encore sensible dans les années 1960, pour des raisons de fond : les problèmes du moment sont liés à la théorie du langage, du symbolique, qui sont à mille lieues du bergsonisme. Le retour à Bergson de Deleuze (1966) [10], coup d’éclat dans un silence assourdissant, est pour cette raison d’autant plus important. On a donc une convergence des ruptures politiques et générationnelles et des ruptures théoriques, qui constituent les moments philosophiques du XXe siècle, et c’est là l’origine de l’oubli d’une des sources philosophiques majeures de ce même XXe siècle. On doit également mentionner la faiblesse du « bergsonisme officiel ». Péguy l’avait dit tout de suite : « Vous n’avez rien à craindre de vos adversaires, mais méfiez-vous de vos disciples ». Le bergsonisme officiel a largement contribué à endormir les esprits, malgré des résistances notables (celle de Gouhier, par exemple, qui a été un lecteur extraordinaire de Bergson). Bergson, l’auteur le plus donné au baccalauréat, prix Nobel de littérature, Grand Croix de la Légion d’honneur, même renié par Vichy, même si sa gloire a d’abord été une « révolte », même si son testament rappelle en quoi sa conception et sa pratique de « l’acte libre » furent celles d’un acte grave, qui engage toute la personne… tout cela n’a pu dissiper l’image d’un auteur dans la naphtaline, croulant sous les fleurs.
laviedesidees.fr : Pouvez-vous rappeler l’histoire du testament ?
Frédéric Worms : Quand Bergson meurt, une polémique éclate sur sa conversion ou non au christianisme. Raissa Maritain prétend que Bergson s’est converti au catholicisme et la veuve de Bergson est obligée de publier un extrait du testament, qui date de 1936-1937, où Bergson explique qu’il adhère moralement au catholicisme mais qu’il ne se convertit pas pour rester solidaire avec ceux qui seront demain des persécutés. Certes, il précise aussi, on le saura plus tard que, selon lui, parmi ces persécutés, il y en a qui sont responsables de leur persécution, ce qui n’est pas sans poser de problème, et obligerait à un retour dont nous n’avons pas le temps sur ses positions politiques et son histoire personnelle. Mais cela n’enlève rien de toutes façons, à son adhésion, sans conversion, d’une religion ouverte à l’autre et non pas d’une identité close à une autre, en un moment où l’on aurait tellement tendu vers la deuxième lecture, et où manifester la première publiquement était si important !
laviedesidees.fr : Est-ce que de Gaulle a laissé des traces de ses lectures de Bergson ?
Frédéric Worms : Oui, il en parle beaucoup. C’est certes en partie le Bergson associé à Barrès, à Maurras, celui de l’énergie et de la force contre la raison, contre les intellectuels. Mais c’est aussi le Bergson de Péguy, celui de la morale ouverte contre la morale close, du patriotisme ouvert contre le nationalisme clos, qui est du côté de l’universel et non du chauvinisme. Si on l’oppose à Vichy, qui a voulu lui donner le titre d’aryen d’honneur, en 1941, que Bergson a refusé (on dit même, mais c’est sans doute une légende, qu’il aurait pris froid en faisant la queue pour prendre l’étoile jaune), on voit que la distinction du clos et de l’ouvert traverse bien tous les domaines et toutes les doctrines (et même la réception du bergsonisme !).
laviedesidees.fr : En quoi Bergson vous a amené aux travaux qui vous occupent aujourd’hui, notamment sur la relation, la protection, la sollicitude ?
Frédéric Worms : Merci pour cette question, qui recoupe en effet des travaux plus personnels [11]. Je fais de Bergson une troisième lecture, mais j’ai mis longtemps à y accéder. Sur deux ou trois points, la lecture de Bergson a été et reste centrale pour moi. D’abord, sur l’idée de critères éthiques immanents à l’expérience de la vie, d’une vie qui peut en effet se replier, dont l’exigence de survie peut devenir une exigence de meurtre et de clôture, à quoi ne peut s’opposer qu’une exigence de création et d’ouverture qui est elle-même vitale et qui s’atteste par des expériences vitales de joie. La polarité morale de la vie que montre Bergson est un principe essentiel. Cela se traduit d’une manière assez peu bergsonienne ; par exemple, je serais plus prudent que Bergson, car je pense que l’expérience première de la vie reste celle du danger, de l’urgence vitale. On accède à la création beaucoup plus comme une expérience humaine (c’est ce que dit Winnicott, pour qui, sans l’expérience de la création, on n’a pas le sentiment d’être vivant) que comme une expérience métaphysique de création absolue. Ces pôles (danger vital et création vitale) restent une reprise, différée et sans fondement métaphysique, de Bergson.
Ensuite, est importante pour moi l’idée de clôture et d’ouverture, fondamentale dans Les deux sources de la morale et de la religion, qui a traversé le XXe siècle. Elle a peut-être été un peu aplatie par sa reprise chez Popper. Pour celui-ci, la société ouverte est celle qui est ouverte aux expériences scientifiques, à l’information : c’est la démocratie moderne. Popper reprend l’idée d’ouverture sans son fondement métaphysique. Pour Bergson, l’idée d’ouverture est plus que cela : c’est le geste par lequel on transcende une clôture naturelle à l’espèce qui conduit à la guerre. Il faut aujourd’hui dépasser ces deux sens de l’ouverture : celui, maximal et métaphysique, de Bergson et celui, minimal, de Popper. L’ouverture doit être vraiment pensée comme une résistance à la clôture. Toute morale, toute religion sont partagées en deux de l’intérieur : dans toute religion, dans toute morale, il y a une tendance à l’ouverture et à la clôture. C’est une orientation vitale et indépassable.
Propos recueillis par Florent Guénard et Thierry Pech.
Florent Guénard & Thierry Pech, « Actualités de Bergson »,
La Vie des idées
, 22 novembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Actualites-de-Bergson
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[11] Parmi lesquels par exemple des articles comme : « La vie qui unit et qui sépare » (Kaïros, 2004) « Les deux concepts du soin » (Esprit, 2006), « Qu’est-ce qui est vital ? » (à paraître dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 2007)