Recensé : Pierre Bourdieu & Roger Chartier, Le Sociologue et l’Historien, avec une préface de Roger Chartier, Marseille, Agone, INA et Raisons d’agir, 2010, 105 p., 13€.
En février 1988, Roger Chartier recevait Pierre Bourdieu sur France-Culture pour une série d’entretiens, dans le cadre de l’émission « À voix nue ». Ce sont ces conversations entre un historien ouvert à la sociologie et un sociologue qui n’était pas enfermé dans une conception étroitement académique de sa discipline que nous donne aujourd’hui à lire la collection « Banc d’essais » des éditions Agone. L’idée de publier ces échanges oraux est excellente, car ceux-ci donnent à voir le sociologue dialoguant avec un interlocuteur amical mais qui ne s’interdit pas toute critique, nuançant ses réponses en fonction des relances, acceptant la contradiction et admettant même parfois ses erreurs de formulation. Ainsi, à propos de Flaubert et de Manet, après avoir dit qu’ils « doivent être considérés, au fond, comme des fondateurs de champs », le sociologue se reprend à la suite d’une remarque de son interlocuteur : « Tu as tout à fait raison de me corriger. J’avais l’air de donner une vision tout à fait classique du révolutionnaire solitaire, exclu, isolé, etc. J’étais tout à fait mauvais » (p. 93).
Le tout est très agréable à lire, tant par la diversité des thèmes ou des problèmes abordés que par le ton détendu de la conversation, laquelle permet à maintes reprises à Pierre Bourdieu de montrer son rapport à la fois sérieux et enjoué aux questions traitées. Par ailleurs, dans une préface très précise, Roger Chartier s’efforce de contextualiser le moment de cette rencontre dans la trajectoire intellectuelle du sociologue comme du point de vue de l’état des problématiques historiennes de l’époque. L’entretien se déroule notamment quelques années avant le mouvement social de 1995, avant aussi la création des éditions Raisons d’agir en 1996 et la publication par Pierre Bourdieu de textes plus clairement politiques. Il pouvait dire alors : « Ce que j’ajouterai peut-être par rapport à Foucault, c’est que j’ai une conception assez militante de la science, ce qui ne veut pas dire “engagée” du tout » (p. 24).
De quoi est-il question dans ces dialogues ? Du métier de sociologue comparé à celui de l’historien ou du philosophe, mais aussi dans son rapport au type de connaissance apportée par la création littéraire ; de la scientificité des sciences sociales ; des potentialités libératrices d’un savoir rationnel sur les déterminismes sociaux ; de la nécessaire rupture avec le sens commun et de la lutte permanente que doivent engager les savants contre les sophistes (ou doxosophes) ; de la critique sociologique qui ne nie pas les résistances et défenses propres aux dominés et qui se pose même la question de sa difficile transmission auprès de ces derniers ; des rapports subtils et complexes entre les dispositions incorporées (le « social individué ») et les situations dans lesquelles elles se déclenchent ; des apports de la notion de « champ » pour appréhender les producteurs culturels ; ou encore d’une série de fausses oppositions qui animent le milieu des sciences sociales (objectivisme/subjectivisme, société/individu, structuralisme/phénoménologie, etc.). Tout cela, et d’autres thèmes encore, est enchaîné ou imbriqué et se livre dans une parole très vivante et jamais abstraite, mais mobilisant maints exemples.
Quel profit un chercheur en sciences sociales peut-il retirer en 2010 de ces conversations, qui ont eu lieu il y a plus de vingt ans ? Cela dépendra, bien évidemment, de son point de vue théorique et de ses intérêts de connaissance. On aimerait ici noter tout d’abord l’évolution épistémologique et théorique d’une grande partie de la sociologie, au cours des vingt dernières années, dans un sens que Pierre Bourdieu n’aurait pas souhaité. « Rompre avec le sens commun », objectiver les propriétés et les comportements des acteurs ou des situations en ne prenant pas pour « argent comptant » les propos tenus, sont des attitudes ou des démarches qui ont été critiquées (on a souvent parlé de « mépris de l’acteur » ou de la réduction de ce dernier au statut d’« idiot culturel » et souligné, au contraire, ses capacités réflexives, stigmatisé la « position de surplomb » du sociologue, etc.) ou plus simplement abandonnées au profit de formes plus ou moins sophistiquées ou simplistes de phénoménologie sociale en faisant comme si cette sociologie relevait d’un scientisme dépassé. Les exemples donnés par Pierre Bourdieu (p. 58-66) montrent qu’on est très loin des caricatures qui ont été faites de la « sociologie critique » (ou « classique »). Le travail du chercheur, selon lui, consiste simplement à mettre en relation et à articuler des données objectives – qui sont recueillies indépendamment de la conscience que peuvent en avoir les acteurs, mais qui les définissent ou définissent le contexte dans lequel ils agissent – avec les représentations subjectives que les mêmes acteurs livrent en entretien ou dans une série d’autres situations où s’enregistrent leurs « points de vue ». Nul mépris dans une telle entreprise d’objectivation qui n’épargne d’ailleurs pas le savant lui-même et son rapport à l’objet.
On peut ensuite souligner le fait que Pierre Bourdieu entendait dépasser l’opposition individu/société et qu’il refusait de définir le « social » par le « collectif » ou par les « structures », comme l’avait fait avant lui Durkheim à partir de tout autres contraintes et surtout dans un autre état, moins avancé, des sciences sociales. En préparation des Règles de l’art [1], mais aussi d’un travail sur Manet, il explique : « Voilà le travail que je fais. Je vais au plus individuel du plus individuel : à la particularité de Manet, à ses rapports avec ses parents, avec ses amis, au rôle des femmes dans ses relations… Et, en même temps, j’étudie l’espace dans lequel il se situait pour comprendre le commencement de l’art moderne. » (p. 92, souligné par moi). La société « existe à l’état individuel, à l’état incorporé » (p. 77) autant que dans les structures sociales, les institutions ou les groupes. Et ce n’est pas un hasard si Pierre Bourdieu a plus d’une fois appelé au rapprochement de la sociologie et de la psychanalyse qui se donne généralement pour but d’examiner finement cet état individualisé du social [2].
Enfin, parmi bien d’autres points qui mériteraient d’être commentés, on remarquera l’attention que Pierre Bourdieu pouvait avoir, à ce moment précis de son parcours, pour les formes proprement littéraires de connaissance du monde social : les romans du XIXe siècle, ceux de Balzac bien sûr qui « s’est pensé comme sociologue », mais surtout ceux de Flaubert (« pour moi, l’inventeur de la sociologie, le plus sociologue des romanciers, c’est Flaubert ») opérant « une objectivation de la classe dominante de son temps qui rivalise avec les plus belles analyses historiques » (p. 98). S’il faut sans doute considérer avec prudence la manière dont, pris par son admiration, il semble vouloir faire de l’auteur de L’Éducation sentimentale un proto-sociologue ou un sociologue inaccompli [3], et si l’on peut contester l’affirmation selon laquelle le sociologue se différencierait du romancier par le fait qu’il dise « les choses, comme ça, sans mise en forme », alors que le romancier, lui, livrerait la vérité du monde social « sous une forme supportable, c’est-à-dire mise en forme » (p. 102) [4], on ne peut que rendre hommage à la capacité qu’avait Pierre Bourdieu à défricher des terrains à haut risque et à faire communiquer des pans de savoirs et de créations tenus par beaucoup comme parfaitement inconciliables.
Pour citer cet article :
Bernard Lahire, « Actualité de Bourdieu »,
La Vie des idées
, 8 mars 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Actualite-de-Bourdieu
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