Recensé : Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. La littérature, une zone à défendre, Paris, Gallimard, Nrf essais, 2016, 336 p., 23,50 €.
Avec Lire dans la gueule du loup, Hélène Merlin-Kajman vient apporter une pièce nouvelle au dossier de la « crise de la littérature » qui s’est cristallisé depuis une dizaine d’années autour de deux problèmes connexes – celui de l’introuvable définition de la littérarité ; et celui d’une difficile unification théorique des études littéraires. Il s’agit toutefois d’un livre qui prend le temps de s’en démarquer et d’en redistribuer substantiellement les cartes. Lire dans la gueule du loup cherche en effet à déplacer le débat sur un plan pédagogique, pour l’ouvrir à la question décisive des vertus démocratiques de la littérature. Cet essai, s’il ne prend pas l’allure militante que son sous-titre laissait présager, ne concède rien à une certaine forme d’engagement dans des situations concrètes de lecture, qu’il examine avec patience et attention. Il s’apparente en effet à une suite d’expériences situées de lecture, dont l’auteur se fait le témoin [1], et où les textes lus (Baudelaire, Cardinal de Retz, Daudet, Molière, Shakespeare, Zola, etc.) fournissent l’occasion d’analyses réflexives circonstanciées, capables de mettre en crise des interprétations trop vite charriées par des réflexes théoriques et des routines herméneutiques.
Si la littérature est une « zone à défendre », ce n’est pas au sens d’un patrimoine précieux qu’il nous reviendrait de protéger, dans une posture défensive, de la concurrence de la culture de masse qui, en nous encerclant, brimerait les capacités de discernement, de délibération et de critique qu’offre opportunément une culture littéraire et humaniste. Si les élèves se montrent rétifs face à un roman de Balzac ou à une pièce de Corneille, et plus prompts à se réfugier dans des produits culturels dont l’accès est moins réservé, c’est plus vraisemblablement en raison d’un rapport aseptisé à la littérature, que son enseignement a systématisé au fil des années. Autrement dit, plutôt qu’à se lamenter sur des facteurs exogènes qui nuiraient aux institutions de la littérature, l’essai encourage à balayer devant nos portes théorique et méthodologique, et à occuper activement l’espace de partages qu’offre notamment une salle de cours.
Le diagnostic de l’anesthésie littéraire
Le livre d’Hélène Merlin-Kajman repose sur un constat aussi difficile à démentir qu’à établir, tant il va à l’encontre de l’habitus du professionnel de la littérature. Notre rapport à la littérature s’est petit à petit déréalisé sous l’effet d’une vulgate formaliste, qui conçoit la lecture comme une désillusion – prorogeant la suspicion platonicienne envers la mimesis. L’enseignement de la littérature s’est habitué à s’arracher à l’illusion référentielle, à dénicher à travers le tamis de la stylistique, de la rhétorique ou de l’intertextualité des effets de langage, à déjouer les tours que nous jouent des écrivains fondamentalement manipulateurs, à déniaiser les lectures naïves qui s’agrippent au référent des textes et qui croient sur parole des « êtres de papier ». Forte de toutes ces théories du déniaisement, la lecture littéraire savante s’est piquée de ne pas tomber dans la lecture au premier degré, sans plus se préoccuper de ce qu’une œuvre nous fait [2]. Une littérature à l’artificielle fraîcheur se voyait emballée dans une sorte de cellophane méthodologique.
Par cette dérive scolastique, l’expérience de la littérature a été sacrifiée sur l’autel des lectures internalistes. La crise de la littérature est, par conséquent, celle de son partage : parce qu’elle a été transmise par des enseignants qui se sentaient tenus de se retrancher dans une impassible objectivité et de refouler les réactions ordinaires des lecteurs, la littérature a fini par susciter l’insensibilité et l’indifférence [3]. Certes le refoulement du référent a été compensé par des plaisirs perversement imposés – celui du beau bouclage de la lecture allégorique sur elle-même, celui de la pure jouissance auto-référentielle du texte, celui du brillant repérage de la parodie, etc. –, mais de telles opérations continuent de se réaliser au mépris de l’investissement affectif, cognitif, éthique et politique des lecteurs à même de se laisser embarquer. Au lieu d’en rendre compte, les études littéraires sont devenues des exercices de détection de l’artifice littéraire, du subterfuge rhétorique, de la mise en scène narrative, dont le lecteur savant se prétendait l’expert, en faisant tout son possible pour se distinguer de la lie des lecteurs ordinaires, un peu trop naïfs et consentants face aux tromperies que le dispositif littéraire fourbissait dans son dos. Les enseignants et chercheurs en littérature étaient conduits à une coûteuse séparation entre l’expérience privée de la lecture et la transmission savante de la littérature [4]. Non contente de contester ce clivage, Hélène Merlin-Kajman doute, à raison, que la fiction théorique de la lecture littéraire puisse être la norme de toute lecture, et préfère asseoir nos théories de la littérature sur nos réactions ordinaires et collectives de lecteurs, quand l’adulte lit une histoire à l’enfant, quand on s’échange des recommandations de lecture, quand l’enseignant partage un texte à ses étudiants, et que fusent les doutes, les questions et les controverses.
Transitions et partages de la littérature
Plutôt que de continuer à supposer que « dans une chambre vide, sur une table, un livre attend son lecteur » [5] retranché dans son for intérieur, Lire dans la gueule du loup contribue à redimensionner de manière salutaire l’échelle de la lecture, au delà de subjectivités étriquées dans leur face-à-face interprétatif au texte. La lecture est une action qui se conjugue le plus souvent à la première personne du pluriel ; nous lisons, avant même que je puisse prétendre que je lis ; on lit, parfois de concert, souvent dans l’asymétrie propre à toute transmission, avec quelqu’un qui nous guide et nous accompagne (ses parents, ses enfants, son mari, ses amis, son professeur, ses étudiants, ses collègues, etc.).
Un tel parti pris repose sur quelques hypothèses simples mais fortes sur la nature du langage : puisque nous baignons dans un langage qui nous précède et qui nous relie, il sied donc de dénoncer l’inconsistance de la mythologie du langage privé dont la littérature se rend parfois coupable, tout comme la fiction du « texte-rien-que-le-texte » (p. 175), pour supposer plutôt que s’engage dans la lecture « un moi relié : relié au livre, à d’autres lecteurs, à des enfants, à des élèves, à des étudiants, à des chercheurs » (p. 19). Loin de défendre une approche discontinuiste, l’essai présente simplement la littérature comme un ensemble d’usages plus intenses du langage ordinaire [6]. Aussi la question de la définition de la littérature ne doit-elle plus se réduire à la quête de critères de littérarité à même de circonscrire un corpus canonique aux bords nets qui se donnerait univoquement à un lecteur idéal [7]. Elle doit bifurquer vers la question des modalités de son partage. A défaut d’un certain nombre de qualités ou de propriétés internes, Hélène Merlin-Kajman cherche donc à reconnaître une certaine disponibilité des textes à se laisser partager dans des expériences communes où se construisent les sujets [8]. La littérature est une « zone à défendre », au sens où elle se présente comme un terrain vague dont la fragile cohésion ne tient qu’aux pratiques instituantes de partage qui s’y opèrent entre soi et les autres.
C’est ce qu’elle appelle, après Winnicott, le « partage transitionnel » [9]. Pour le psychanalyste britannique, on peut définir une aire transitionnelle comme une zone intermédiaire de jeu, où se co-constituent, dans un va-et-vient incessant, le sujet et le monde, pour que le premier apprenne progressivement à y faire face – ainsi du bébé qui appréhende le monde à travers son doudou extériorisant le sein de la mère, ainsi de l’enfant qui désamorce sa peur du médecin en jouant « au docteur », ainsi du rituel qui facilite la vie sociale par la manipulation de substituts symboliques. Il en irait de ces jeux comme de la littérature – expériences de la transmission et de la continuité sociale, sources de partages qui coordonnent les processus de subjectivation et de socialisation, et permettent à ce titre d’affronter le monde [10].
Culture du trauma et retour de l’émotion
Dans la mesure où elle fait de la lecture orale du parent à l’enfant un rapport paradigmatique à la littérature, on comprend que l’essai souscrive à la perspective de Walter Benjamin, qui souligne, dans « Le Conteur », que « l’art de conter est en train de se perdre », et avec lui, « la faculté d’échanger des expériences » [11]. Sensible à la transmissibilité et au partage collectif de la littérature, l’analyse d’Hélène Merlin-Kajman adopte ainsi une partie du diagnostic benjaminien sur la pauvreté de l’expérience [12]. En effet, il semblerait que l’application zélée de grilles d’analyse d’origine formaliste contribue à l’effritement des cadres qui permettent de donner une apparence publique à ce que la littérature nous fait vivre. En l’espèce, la littérature ne pourrait plus alors nous sortir de notre torpeur et nous faire de l’effet, qu’en passant par les voies extrêmes du choc, de la brutalité, de la crudité du témoignage. « Aujourd’hui, la littérature, quels que soient les textes choisis, sert trop souvent à plonger les lecteurs en enfer, comme si la plongée en enfer était la seule expérience capable de réveiller et d’exciter des sentiments humains » (p. 275). Cette culture du trauma, à laquelle notre société post-génocidaire résume exagérément le devoir de mémoire [13], serait la seule soupape remédiant à la tétanie de nos facultés de représentation.
Il est néanmoins à remarquer que l’essai se prémunit de la pleurnicherie décliniste qui nous condamne à être des traumatisés définitivement mutiques et dont se font le relais ceux qui prennent un peu trop au mot l’héritage de Benjamin – ce qu’a récemment pointé du doigt Olivier Cadiot [14]. Sans la moindre tonalité catastrophiste qui nous soufflerait que nous ne pouvons plus faire d’expériences, le constat d’un appauvrissement de l’expérience ne suppose ici rien d’irrémédiable. Tout l’essai travaille au contraire à redonner une étoffe plus riche et moins univoque, et avec elle une vocation thérapeutique, à nos expériences de la littérature, à bonne distance des « exercices traumatiques effectués à des fins d’endurcissement » (p. 120) dont on tend à faire le quotidien de l’enseignement littéraire. Lire dans la gueule du loup considère donc la littérature comme un domaine ouvert dans le langage où puiser des ressources pour partager des expériences et construire des espaces communs.
La désaffection dont souffrent les études littéraires tiendrait par conséquent à un refoulement des affections – des manières dont la littérature nous affecte. Mais on se tromperait à considérer le retour des émotions en littérature que négocie ici l’essai, comme un retour de balancier au profit de quelque primat subjectiviste ou d’un nouvel épanchement compassionnel. Au lieu de retrancher des subjectivités toujours plus repliées sur leurs propres traumas, ou au lieu de redonner exclusivement sa préférence aux âmes sensibles au détriment des cœurs secs, l’approche d’Hélène Merlin-Kajman consiste plutôt à congédier toutes ces dichotomies entre esthétique et connaissance, dont Goodman disait à juste titre qu’elles étaient tyranniques [15]. La conception ouverte, processuelle, transitionnelle de la subjectivité qui y est défendue empêche de s’abîmer dans les somptuosités de l’introspection (comme seul critère de vérité des émotions). Le cadre d’analyse adopté suppose en effet que les émotions ne se logent pas dans quelque état mental intérieur, mais adviennent plutôt dans des environnements favorables, où les réactions sont absolument indissociables de leur expression publique et rationnelle. L’ambition de Hélène Merlin-Kajman n’est donc pas d’écarteler davantage l’intérieur et l’extérieur, mais au contraire de réarticuler plus intensément l’action de ressentir et celle de comprendre, au profit d’un fonctionnement à la fois cognitif et émotionnel, à l’intérieur d’espaces communs « entrepassibles », c’est-à-dire favorables à l’expression, à la discussion et au partage de réactions plurielles.
Communes mesures et mesures communes
En dernier ressort, il est utile d’exhiber deux présupposés en apparence problématiques dans cette approche transitionnelle : d’abord le monde est supposé être source d’appréhension, le monde, dans son extériorité, fait violence ; ensuite, le monde doit être pourtant accepté tel qu’il est, et son acceptation est, selon Winnicott, une « tâche sans fin » (p. 15) [16]. Est-ce à dire que nous ne pouvons qu’y acquiescer, que nous ne pouvons rien y changer, ou pis que nous sommes privés de capacités de critique et de révolte ? En réalité, l’approche transitionnelle de la littérature prend ses distances avec une telle politique de la résignation. Elle considère la littérature comme un jeu libre et créatif par lequel on négocie des marges de manœuvre et ouvre des champs nouveaux d’intervention. Aussi « la lecture littéraire (…) paraît propre à aider les individus, dans la singularité de leurs trajets, à se frayer un chemin, à s’établir dans le langage, dans la société » (p. 275). N’y étant pas extérieur, la littérature, en se partageant, nous remet en selle dans le langage ordinaire, en sorte qu’elle nous permet de nous affirmer comme des contributeurs actifs des conditions de vie qui sont les nôtres. Hélène Merlin-Kajman attend par conséquent « de la littérature qu’elle ajoute nuance sur nuance à ce que [les élèves] sont capables de sentir et de dire, de façon à ce que le monde s’élargisse pour chacun d’eux, le monde commun, mais chacun à sa propre manière et par ses voies propres, sans qu’aucun passage ne soit forcé » (p. 127). Le partage transitionnel qui est appelé des vœux de l’auteur est « essentiel à la subjectivation de citoyens en démocratie » (p. 17-18), dans la mesure où il peut créer les conditions d’une plus grande commensurabilité entre les sujets, leurs idiomes, leurs réactions. De là, la question des communes mesures donne directement sur la question des mesures communes qu’il conviendrait de prendre pour construire un avenir politique authentiquement collectif et démocratique.
Le livre d’Hélène Merlin-Kajman offre en somme une opportunité de réfléchir non seulement aux théories littéraires qu’une vie démocratique digne de ce nom devrait exiger, mais aussi aux nouvelles formes de pédagogie, qu’une telle reconnaissance devrait impliquer. On y lira une heureuse profession de foi pour une pédagogie pluraliste et antidogmatique, qui tourne résolument le dos à l’unilatéralisme dirigiste d’enseignants et de critiques « qui se prennent vite pour des prédicateurs laïques » (p. 177). Contre une conception patrimoniale de la littérature, selon laquelle il suffirait qu’il y ait des textes et qu’on veuille bien qu’ils circulent, on doit préférer souligner qu’il faut penser la transmission autrement que sur un mode linéaire et asymétrique : comme une circulation, imprévisible et surprenante, d’expériences.