Ce matin, Jonathan (Jon) Martin-White va faire un déplacement exceptionnel pour son travail. Au lieu d’aller à pied à son centre local de télétravail (quinze minutes de marche hygiénique), il va se rendre au cœur de Paris pour l’inauguration de la nouvelle voie à grande vitesse (VGV) Est-Ouest. Cette nouvelle infrastructure, qui a fait l’objet de nombreux débats mais qui était devenue nécessaire en raison de la taille de Paris, doit relier la VGV 13 à la VGV 4 en survolant la ville au lieu de la contourner par le périphérique ou de passer sous terre. Ces VGV (200 km/h) reprennent les tracés des antiques « autoroutes » comme les A4, A13 et autres voies urbaines qu’empruntaient les voitures à conduite manuelle d’autrefois. En milieu urbain, ces voies à grande vitesse sont cependant limitées à 100 km/h du fait des contraintes géométriques et du grand nombre d’entrées et sorties.
Paris vient de franchir la barre des 20 millions d’habitants et revient ainsi dans le cercle restreint des grandes villes mondiales (à la 48e place). Mais Paris reste Paris et garde sa place de première destination touristique au monde. Comment la capitale de la France a-t-elle pu revenir dans le peloton des grandes villes après l’effondrement de sa population dans les années qui ont suivi la TGD (Très Grande Dépression) ? Essentiellement par son renouveau urbanistique, sa nouvelle organisation du travail et la qualité de son service public et, tout particulièrement, ses transports modernes. C’est pourquoi Jon est très fier de se rendre à l’inauguration de cette nouvelle voie à grande vitesse. Elle va permettre d’atteindre le centre de Paris de façon bien plus efficace qu’auparavant, c’est-à-dire plus rapidement, avec plus de confort, et à moindre coût énergique. Cette nouvelle infrastructure sera un nouvel atout pour faciliter l’accès au centre de Paris des visiteurs venant des pôles ouest et est de la France, ainsi que des marchandises devant entrer dans l’agglomération.
Une ville en pôles, une vie intégrée
Après la TGD, le renouveau urbanistique avait consisté à faire du Grand Paris une mégapole de vingt pôles fortement interconnectés, mais ayant chacun son identité propre, son autonomie et ses transports internes. En particulier, le travail dans le Grand Paris repose sur une organisation rationnelle de l’habitat, du temps et du lieu de travail, avec deux grands axes : une densification de l’habitat autour des vingt grands pôles et une généralisation du travail à domicile ou dans des centres locaux mutualisés gérés par la ville ou des organismes privés. À l’origine, le Paris historique a été divisé en trois pôles : PaNord, PaLy et PaMon autour des anciennes gares du Nord, de Lyon et Montparnasse, qui desservent toujours les lignes de TGV pour les grandes distances. Le quatrième pôle, PaCo (Paris-Concorde), vient d’être créé en plein centre de Paris et regroupe tous les grands centres de décision politiques de la ville et du pays.
Chaque pôle est identifié par un centre multifonctions hébergé dans un IGHP (Immeuble de grande hauteur du pôle, souvent de plus de 200 mètres) où peuvent cohabiter plus de 50 000 habitants et travailleurs. Celui de PaCo est une immense tour de verre et d’acier de 350 mètres reposant sur des colonnes érigées aux quatre coins de la place de la Concorde (l’obélisque a été restitué à l’Egypte). Grâce à la politique urbaine mise en place pendant la TGD et, en particulier, grâce aux taxes sur la sous-utilisation des espaces urbains, les pôles ont pu resserrer la densité urbaine et permettre la création de zones vertes les entourant. Même dans Paris, les quatre pôles sont séparés par de grandes coulées vertes reprenant les anciens boulevards. Si la ligne de tramway périphérique a été conservée pour des raisons touristiques, tous les autres déplacements à l’intérieur du vieux Paris se font soit à grande vitesse sur les VGV entre les pôles, soit à vitesse lente (30 km/h au maximum) et de préférence en modes doux de surface.
Jon a choisi d’habiter dans le pôle PaVer (Paris-Versailles). Il vit dans une des résidences Cigales (Communautés intergénérationnelles pour l’aide au logement et l’écologie sociale) qui ont vu le jour pendant la TGD, et ses enfants adorent les personnes âgées qui les gardent souvent en fin d’après-midi. Sa résidence est située à quinze minutes à pied de son centre de télétravail, mais à proximité immédiate du parc du château où il aime faire du vélo et se promener en famille. Il aurait pu habiter dans le cœur de PaVer et, en particulier, dans l’IGHP situé sur l’Avenue de Paris en face du château, où il aurait tout eu sous la main (habitation, travail, salles de fitness, piscine, écoles, salles de spectacle, magasins, transports, restaurants). Mais Jon a préféré la proximité de la nature. Pour ses déplacements dans PaVer, il utilise parfois un BiVe (un petit véhicule électrique automatique à deux roues) qui vient le chercher sur simple appel quand son crédit-santé est positif (sinon, son prix est très dissuasif !).
Jon pourrait aussi travailler de chez lui, sur son mur de téléprésence, mais il aime les rencontres qu’il peut avoir au cours de la journée avec les autres télétravailleurs dans des domaines qui lui sont peu connus : il fréquente ainsi un clown, un pâtissier, un dessinateur de BD et un travailleur sexuel (les travailleurs sexuels complètent les robots sexuels grâce à la réalité augmentée). Il échange en particulier avec des artistes qui ont leurs ateliers dans ce même centre, et il aime leur parler de son projet de voies rapides et des véhicules qui vont l’emprunter. Jon est en effet l’un des grands spécialistes des transports terrestres et ses concepts sont progressivement mis en place pour les transports du Grand Paris en plein renouveau. Bien que travailleur indépendant (comme la grande majorité des travailleurs depuis la TGD), il a choisi depuis plus de dix ans de travailler sur un seul projet, celui de la Société parisienne de la mobilité (SPM), à l’origine du nouveau système.
Les systèmes d’information au service des transports
La deuxième moitié du XXe siècle avait vu l’augmentation constante des distances parcourues quotidiennement par les habitants, essentiellement dans des voitures individuelles privées. Lourdes, passant plus de 95 % de leur temps en stationnement, elles utilisaient des moteurs à « explosion » fonctionnant avec une énergie liquide (l’« essence » ou le « gasoil ») issue de ressources fossiles et donc générant des quantités considérables de CO2. Le renouveau des transports s’est fondé sur de nouveaux mobiles, en général à usage collectif, et sur une approche intégrée de tous les modes, gérée par la SPM et accessible par un système de renseignements et de paiement sur les PICID (Personal information, communication and identification devices). Chaque habitant du Grand Paris dispose sur son PICID, contre paiement, d’informations sur la ville en même temps que de mises à jour sur ses propres besoins et ses ressources.
Le nouveau système de transports repose sur le concept d’efficacité énergétique et de bien-être physique. Les modes « doux » (marche à pied, vélo, etc.) sont privilégiés à l’aide d’aménagements urbains et d’incitations diverses comme le crédit-santé (qui doit rester positif). Pour les grandes distances, ce sont les nouvelles lignes rapides à haut débit qui ont remplacé les antiques voies ferrées urbaines et les voies rapides qui n’avaient plus de « rapide » que le nom, du fait des encombrements. Entre les deux, toute une gamme de petits véhicules électriques (en particulier les BiVe, avec leur efficacité énergétique et spatiale optimale pour le transport d’une ou deux personnes) sont à la disposition des voyageurs individuels ou des petits groupes, et proposés à une tarification dynamique sur les PICID. Les BiVe sont d’ailleurs devenus le mode de transport privilégié pour les déplacements à l’intérieur des pôles. Le premier prototype avait été réalisé en 2002 par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique), puis General Motors avait présenté de véritables produits industriels avec ses premiers véhicules EN-V à l’Expo-2010 de Shanghai. Mais il a fallu attendre la mise en place d’une véritable politique de déplacements urbains pour assister à leur diffusion massive.
À chaque déplacement, l’utilisateur reçoit des informations sur sa destination, et la nécessité d’y aller, ainsi que sur les divers modes de transport disponibles : durée, confort, coût et impacts (y compris sur sa santé). La voiture privée a quasiment disparu dès que les villes ont fait payer le vrai coût de l’usage de la voirie. Les besoins en parking permanent ayant disparu, toutes les chaussées urbaines ont pu être reconverties dans diverses activités, comme les jardins communaux et les terrasses de restaurant, en ne laissant qu’une voie de circulation et quelques places de parking temporaires pour le chargement et le déchargement et les services d’urgence et d’entretien.
Oubliés : la voiture et le train de banlieue
Ce matin, donc, pour se rendre à l’inauguration de la nouvelle VGV, Jon va aller dans le centre de Paris. Il le fait rarement pour le travail, mais environ une fois par semaine pour rencontrer des amis ou aller à un spectacle. Pour ce faire, il a appelé un BiVe à destination du centre multimodal de PaVer. De là, il embarque directement dans une navette à destination de PaCo (Paris-Concorde). La prochaine navette est annoncée sur son PICID à 8h35 et son BiVe le dépose juste en face, avant de s’éclipser pour une nouvelle course. Sa navette est un VPC (véhicule public collectif) de vingt places, et il arrivera à 8h50 sans aucun arrêt intermédiaire. C’est l’avantage d’habiter à proximité immédiate du centre multimodal : les trajets vers un autre centre sont directs. Le soir, ce sont en général des VPI (véhicules publics individuels), des véhicules à quatre places qui font le trajet afin de minimiser la consommation énergétique et le temps d’attente.
Jon arrive à PaCo via les anciennes voies ferrées (les trois lignes SNCF et RER de Versailles à Paris) et les anciennes voies « rapides » (comme la voie Pompidou), qui méritent aujourd’hui ce nom : les transports y fonctionnent en convoi qui dépassent les 100 km/h lors des périodes de pointe. Leur capacité est de 10 000 passagers à l’heure : si nous sommes loin des 60 000 passagers à l’heure des très inconfortables trains de banlieue du début du XXIe siècle, avec leur moyenne de 30 km/h dans le meilleur des cas, c’est que la demande est maintenant bien plus faible, du fait de la meilleure organisation du travail et de la régulation de la demande par la tarification dynamique.
À PaCo, Jon se rend par les escalators sur le parvis de la tour Concorde. Il y a déjà beaucoup de monde et Jon salue de nombreux collègues, dont certains qu’il ne connaît que par télétravail. Le spectacle est grandiose et, bien qu’il connaisse le projet dans tous ses détails, Jon est à nouveau saisi par la beauté (critiquée par les conservateurs et les nostalgiques du « vieux Paris ») de la tour de verre et d’acier bien d’aplomb sur ses quatre piliers. La nouvelle double voie transparente est elle aussi magnifique : elle scintille en deux rubans au dessus des Champs-Élysées et disparaît dans l’horizon vers PaDef, le pôle Paris-Défense, en passant de chaque côté de l’Arc de Triomphe. Sous cette double voie sur piliers d’acier chromé, les Champs-Élysées font penser à la campagne, avec petits jardins collectifs, terrasses, spectacles de rue et promeneurs (à la fin du XXe siècle, la totalité des Champs-Élysées était en fait pavée et seuls quelques arbres y étaient plantés. Les deux tiers de la surface étaient réservés à la circulation et au stationnement des véhicules).
Au-dessus de Jon arrive comme une flèche un train de véhicules qui circule à plus de 100 km/h, alors que trois mobiles de queue, propulsés vers la voie latérale, s’enroulent sur la descente qui court le long de la tour circulaire et viennent s’arrêter sur le parvis. Dans quelques minutes, Jon va enfin pouvoir monter dans une de ces navettes dont il est le concepteur, et atteindre en quelques minutes PaDis, le pôle Paris-Disney qui a été choisi pour célébrer l’inauguration, ceci sans devoir s’arrêter à PaLy (Paris-Lyon) ni à PaMar (Paris-Marne-la-Vallée). Le principe nouveau de ce transport est en effet d’éliminer les arrêts intermédiaires en n’arrêtant que les mobiles nécessaires au débarquement de passagers. Ce concept avait déjà été testé à la fin du XXe siècle par Matra, avec le projet Aramis, mais il n’y avait pas de circulation possible d’un wagon à l’autre et l’on devait s’arrêter pour chacun des passagers du wagon.
Ce système nécessite donc un changement de wagon pour les passagers à l’intérieur du train, mais le système conçu par Jon permet de passer facilement d’un wagon à un autre et ainsi de relier tous les pôles lointains de la ligne à une vitesse moyenne de près de 200 km/h (du fait de l’élimination des arrêts intermédiaires). Le « porte à porte » est bien entendu possible avec les véhicules individuels, privés ou publics, mais leur faible capacité ne permettait pas de satisfaire la demande en journée. La solution a donc été de revenir aux transports de « masse », comme au temps des trains de banlieue, mais en utilisant les infrastructures routières grande vitesse (VGV) et en créant des trains de véhicules collectifs (VPC). Le coup de génie de Jon a été de combiner les avantages des transports de masse avec la flexibilité des transports individuels en permettant de passer, à l’intérieur d’un train, d’un VPC à un autre pour aller dans celui correspondant à sa destination finale.
En montant dans sa navette, Jon a une pensée émue pour les concepteurs des systèmes de transport d’antan et, en particulier, pour ces constructeurs de voitures « automobiles » (mais nécessitant une attention de tous les instants) dont la complexité (plusieurs dizaines de milliers de pièces mécaniques) et la dangerosité (du fait du pilotage par un être humain, cela conduisait à plus d’un million de morts par an) le font encore frémir. D’ailleurs, il faut absolument qu’il aille, un de ces jours, au Musée des Transports pour montrer à son fils et à sa fille ces étonnantes machines qui avaient fait rêver plusieurs générations. Il pourra peut-être même louer un de ces véhicules à conduite manuelle pour conduire sa famille sur le circuit qui leur est aujourd’hui réservé. Il a eu la chance, durant sa formation d’ingénieur, de faire l’apprentissage de la conduite manuelle avec volant, pédales et changement de vitesses, et il a obtenu sa licence de pilote. Mais il est quand même un peu anxieux d’affronter devant sa famille la complexité du jeu des pédales et des diverses manettes ! Et si les enfants en ont envie, ils pourront prendre leurs prochaines vacances dans une des régions qui ont conservé des voies réservées à ces véhicules à conduite semi-manuelle, et même louer un de ces « camping-cars » encore si populaires au tournant du XXIe siècle.