Recensé : Saul Friedländer, Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945, traduit de l’américain par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2008.
Que la parution des Années d’extermination soit un événement et qu’elle couronne toute l’œuvre de Friedländer, professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv et à l’université de Californie, il ne faut pas beaucoup de temps pour s’en convaincre : avec une érudition qui force l’admiration, ces mille pages restituent en un seul tenant la genèse et l’exécution d’un crime sans équivalent dans l’histoire et dont l’énormité, l’extraordinaire complexité et les implications universelles ont donné lieu à des études dans le monde entier. Friedländer n’apporte aucune révélation sur tel aspect méconnu de la Shoah : l’importance du livre – plutôt synthèse que travail sur archives – tient à la clarté du propos, à la cohérence du raisonnement, à l’ampleur du regard, à la maîtrise d’une bibliographie à la fois anglo-saxonne, allemande, israélienne et française. Mais il y a plus : si le livre produit dans l’esprit une espèce de rémanence bien longtemps après qu’on l’a refermé, c’est parce qu’il délivre une vérité insupportable, mais c’est aussi parce que, pour y parvenir, il met en œuvre une technique littéraire qui plonge le lecteur dans une chambre d’échos.
Après les « années de persécution », que Friedländer a analysées dans un premier tome paru en 1997 [1], viennent les sept années de la Deuxième Guerre mondiale, qui voient la mise à mort de cinq à six millions de Juifs dans les territoires contrôlés par les nazis. Les trois parties du livre décrivent la montée en puissance du programme d’extermination : la terreur, entre l’invasion de la Pologne en septembre 1939 et l’attaque de l’URSS en juin 1941 ; le meurtre de masse, de l’été 1941 à l’été 1942 ; enfin la Shoah proprement dite, jusqu’à l’écroulement du Reich.
De la terreur à l’extermination générale
La première phase est marquée par l’extension du « modèle du Reich » à toute l’Europe. Des lois d’exclusion et d’aryanisation entrent en vigueur. Une politique d’expulsion-émigration des Juifs est mise en place dans le Reich, le Protectorat, puis dans le Warthegau, en Haute-Silésie, en Alsace-Lorraine et en Sarre. En Pologne, les Juifs sont parqués dans des zones urbaines réduites où ils sont soumis au travail forcé en échange de quelques vivres. Le 1er mai 1940, le district de Baluty, à Lodz, se referme sur 163 000 d’entre eux. Dans le Gouvernement général, Frank fait fermer le ghetto de Varsovie en novembre 1940 ; un an plus tard, avec l’arrivée des Juifs des villes voisines, il comptera 445 000 personnes. Cette politique de « productivisation » dans des ghettos urbains décimés par la famine et la maladie, sans lien avec l’extérieur mais régis par des conseils juifs, se déroule sur fond de violences meurtrières continues. Cependant, des Juifs continuent à quitter le continent, avec parfois le concours du RSHA, l’Office central SS pour la sécurité du Reich dirigé par Heydrich. L’extermination ne tombe pas encore sous le sens.
Tout change avec l’invasion de l’URSS, lorsque la Pologne orientale, les pays baltes, l’Ukraine et la Biélorussie passent sous le contrôle des Allemands. Himmler ordonne alors de massacrer les hommes, les femmes et les enfants sans distinction. En août 1941, dans une petite ville au sud de Kiev, un commando de l’Einsatzgruppe C exécute 900 Juifs en accord avec la Wehrmacht, puis 90 enfants de moins de cinq ans qui avaient été épargnés dans un premier temps. En septembre 1941, 34 000 Juifs sont fusillés dans le ravin de Babi Yar, près de Kiev. Des techniques plus sophistiquées font bientôt leur apparition. Des camions spéciaux, permettant de tuer 40 personnes d’un coup à l’aide du gaz d’échappement, entrent en activité dans les pays baltes, en Serbie ou à Chelmno. À l’automne 1941, des expériences sont lancées à Auschwitz avec un puissant pesticide, le Zyklon B, et des chambres à gaz fonctionnant au monoxyde de carbone sont installées à Belzec.
Un pas essentiel vient d’être franchi : les méthodes « artisanales », comme les fusillades perpétrées dans les villages ou les forêts, ont été complétées par des techniques industrielles dans des installations ad hoc, à Chelmno, Belzec, Auschwitz et Sobibor, où les gazages battent leur plein dès le printemps 1942. Le massacre a gagné en intensité, mais aussi en systématicité et en efficacité. Pourtant, ses racines sont encore essentiellement locales : les Allemands massacrent les communautés juives qu’ils rencontrent en progressant vers l’Est et les camps d’extermination servent à vider, par le meurtre, les ghettos polonais (Chelmno pour les Juifs de Lodz, Belzec pour ceux de Lublin, Lvov et Cracovie, etc.). En mai 1942, deux attentats – contre une exposition antisoviétique à Berlin et contre Heydrich, abattu par un commando tchèque – conduisent à la radicalisation de la solution finale.
À l’été 1942, hormis l’ouverture de Treblinka destiné à exterminer les Juifs de Varsovie, de nouvelles installations entrent en service à Belzec et à Auschwitz, où le bunker II permet d’assassiner les Juifs du Reich et de l’Ouest (avant la construction, courant 1943, des crématoires II à V, bien supérieurs techniquement). En juin 1943, Himmler ordonne la liquidation de tous les ghettos de l’Ostland : les travailleurs juifs sont envoyés dans des camps de concentration et les inutiles « évacués à l’Est ». Désormais, il s’agit de traquer tous les Juifs sans exception, partout où ils se trouvent en Europe, pour les assassiner. En juillet 1942, la police française organise la rafle du Vel’ d’Hiv’, antichambre d’Auschwitz. Himmler tente de convaincre la Finlande de livrer ses Juifs étrangers, soit 200 personnes. En 1943, c’est au tour des Juifs de Thrace et de Macédoine d’être assassinés. Au printemps 1944, alors que les revers militaires s’accumulent, 400 000 Juifs hongrois sont déportés vers Auschwitz au rythme de 12 à 14 000 par jour ; dans le camp, la capacité des crématoires est dépassée et l’on doit brûler les corps en plein air. Ici, il n’est plus question de colonisation à l’Est, d’exploitation du travail servile, d’avantages économiques pour la Volksgemeinschaft : il n’y a plus que de la « fureur idéologique ». D’Izieu à Vilna, d’Helsinki à Skopje, l’Europe doit devenir Judenrein. En 1945, entre cinq et six millions de Juifs, dont un million et demi d’enfants, ont été assassinés. Pour reprendre un commentaire de Friedländer, « voici au moins une guerre que Hitler a gagnée ».
Le quand et le pourquoi
On ne sait pas avec exactitude quand Hitler a donné l’ordre d’exterminer tous les Juifs d’Europe. En revanche, la tripartition qui structure Les Années d’extermination propose une chronologie qui n’est pas sans rappeler celle de Browning dans Les Origines de la solution finale : l’invasion de la Pologne, l’attaque de l’URSS et les déportations vers les camps d’extermination, à partir du printemps 1942, constituent autant de paliers vers la radicalisation du meurtre [2]. C’est entre ces deux dernières étapes que le basculement a lieu. Pendant tout l’été 1941, les dirigeants nazis hésitent entre diverses « solutions ». Avec les massacres de masse en URSS, qui visent les Juifs comme partisans potentiels, porteurs du bolchevisme ou obstacles à la colonisation, la solution finale commence, mais ce n’est pas encore un plan d’extermination global. De même, en août 1941, Hitler évoque devant Goebbels la déportation de masse des Juifs vers la Russie du nord et leur mise en esclavage, une fois la victoire acquise : la mort de masse est implicite, mais, selon Friedländer, Hitler ne veut pas parler d’une « extermination organisée, généralisée et immédiate ».
En revanche, à l’automne, le Führer reprend sa litanie d’invectives contre les Juifs. En septembre, il décide la déportation vers l’Est des Juifs d’Allemagne. À plusieurs reprises entre octobre et décembre, il affirme à divers interlocuteurs que l’extermination de tous les Juifs est nécessaire : ici se situe le moment probable de la décision (Friedländer n’est pas obnubilé par ce problème de date). Au même moment, Himmler ordonne de faire cesser toute émigration juive du continent. En particulier, il rejette une offre du gouvernement de Franco visant à évacuer vers le Maroc 2 000 Juifs espagnols arrêtés à Paris : pour Heydrich, ils seraient « trop loin pour relever directement » de la solution finale de la question juive. Le 20 janvier 1942, la conférence de Wannsee, tenue sous la direction d’Heydrich en présence de quatorze secrétaires d’État, hauts fonctionnaires et officiers SS, décide de décimer par le travail forcé les Juifs utiles et d’« évacuer vers l’Est » les autres, autrement dit de les vouer à une mort immédiate.
Que s’est-il passé, entre l’euphorie de l’été 1941, consécutive aux premiers succès de la Wehrmacht à l’Est, et la fin de l’année ? Friedländer y a insisté dès sa thèse de doctorat, soutenue au début des années 1960 [3] : les efforts de Roosevelt pour entraîner les États-Unis dans la guerre ont joué un rôle capital dans l’esprit de Hitler. Car, pour lui, seuls les Juifs sont capables de pousser le chef du capitalisme mondial à prêter assistance à la forteresse assiégée du bolchevisme. Dès lors, Hitler reprend sa « prophétie » de janvier 1939, selon laquelle le déclenchement d’une guerre mondiale ne se traduirait pas par la victoire de la juiverie internationale, mais au contraire par son anéantissement. En décembre 1941, après l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais, la guerre mondiale est là : l’extermination des Juifs doit en être la conséquence nécessaire.
Cette explication fait des facteurs idéologiques – l’antisémitisme hallucinatoire qui anime Hitler, les dignitaires du Reich et de nombreux Allemands – le moteur de la politique nazie : le Juif est un ennemi bestial, lâche, vil, assoiffé de sang. La menace qu’il fait courir à la race aryenne et à toutes les nations est non seulement mortelle, mais active (caractéristique que ne possèdent pas les autres ennemis du Volk, les malades mentaux, les homosexuels, les Slaves ou les Tziganes). Dans Les Années de persécution, Friedländer qualifiait de « rédempteur » cet antisémitisme, qui se vit comme une croisade destinée à sauver le monde en le débarrassant une bonne fois pour toutes des Juifs, depuis les « ploutocrates de Londres et de New York jusqu’aux bolcheviks », selon les termes d’un modeste sergent allemand en 1941. Pour mettre un terme à leurs agissements, il faut retourner contre eux leur antique proverbe, « œil pour œil, dent pour dent ». En tant qu’ennemi métahistorique, le Juif constitue donc un mythe mobilisateur permanent ; ceci explique que, la guerre devenant totale, l’antisémitisme redouble de vigueur. La seule « solution », inlassablement rabâchée, est l’élimination radicale : c’est ce que préconise publiquement Goebbels le 18 février 1943 (soit deux semaines après la défaite de Stalingrad), sous les applaudissements du public du Sportpalast de Berlin.
Par cette explication, Friedländer se démarque à la fois de Goldhagen (qui met en avant le sadisme antijuif des Allemands) et de Browning (pour qui les contraintes matérielles et psychologiques ont déterminé l’action d’« hommes ordinaires ») [4]. On le sent plus indulgent à l’égard de Götz Aly, qui démontre que la spoliation-destruction des Juifs a permis de maintenir jusqu’à la fin de la guerre le niveau de vie des Allemands [5] ; mais cette thèse s’intègre plutôt mal dans la fresque de Friedländer, fondée sur la monomanie antisémite.
La solitude des Juifs d’Europe
Le tableau que dresse Friedländer est d’une noirceur absolue : les Allemands portent une responsabilité collective du meurtre, les massacres se sont souvent déroulés avec la complicité des populations locales, les Églises se sont tues quand elles n’ont pas approuvé, les Conseils juifs ont fait preuve d’une naïveté coupable, les Alliés et les Juifs de Palestine sont restés passifs. En un mot, les Juifs d’Europe sont morts dans un abandon total.
Friedländer a montré, il y a longtemps déjà, que l’antisémitisme nazi relevait d’une « psychose collective » [6]. En 1939 et par la suite, beaucoup d’Allemands comprenaient parfaitement ce que Hitler voulait dire avec sa « prophétie ». Quant à la Shoah elle-même, nombreux sont ceux qui étaient au courant, voire approuvaient : les conjointes des SS en poste dans les camps, la population allemande de la ville d’Auschwitz, les cheminots, mais aussi, plus largement, les dignitaires du Reich, les fonctionnaires de la Chancellerie et du RSHA, les industriels, les soldats de la Wehrmacht. Lors de l’invasion de l’URSS, les massacres de civils s’accompagnent de commentaires plus cyniques les uns que les autres. Dans les camps, les tueurs n’hésitent pas à revendiquer leurs crimes. En 1941, un médecin SS de Ravensbrück écrit à sa femme qu’il assassine, puis dîne de saucisses et dort « comme un ange ». L’ingénieur Prüfer, concepteur des nouveaux fours crématoires de Birkenau construits avec l’aide d’une douzaine d’entreprises, est si fier de son invention qu’il la fait breveter. Pour Friedländer, au début de l’année 1943, l’information sur l’extermination de masse a touché la majorité de la population dans le Reich (et coexiste avec la permanence de l’antisémitisme).
Les États satellites du Reich ont été partie prenante de la Shoah : le régime de Vichy organise les rafles, le gouvernement slovaque prend l’initiative d’offrir au Reich des travailleurs juifs, l’armée et la gendarmerie roumaines massacrent plus de 300 000 Juifs. Quant aux populations locales – Polonais, Lituaniens, Lettons, Ukrainiens, Croates –, elles ont souvent prêté main forte aux Allemands ; et même la résistance polonaise refuse de « feindre l’affliction devant la disparition d’une nation qui, somme toute, n’a jamais été chère à nos cœurs ».
Dans le reste de l’Europe, c’est l’indifférence, à la notable exception des Pays-Bas, où les premières mesures antijuives provoquent la protestation des Églises protestantes et déclenchent des grèves. Mais, dans l’ensemble, les gens se taisent. Friedländer montre qu’« aucun groupe social, aucune communauté religieuse, aucune institution savante ni aucune association professionnelle en Allemagne et à travers l’Europe ne se déclara solidaire des Juifs », de telle sorte que le programme d’extermination a pu être mené à son terme sans aucun contrepoids. En Allemagne, par exemple, la seule protestation des Églises chrétiennes, par la voix de Mgr Clemens en 1941, concerne l’« euthanasie » des malades mentaux ; par la suite, une seule lettre de protestation – privée – est adressée à Hitler par le chef de l’Église confessante, Mgr Wurm. Cette attitude a été confortée par le silence continu du pape Pie XII qui affirme (même lors de la déportation des Juifs de Rome vers Auschwitz) ne pouvoir apporter aux Juifs « d’autres secours efficace que Notre prière ». Pour Friedländer, qui s’est penché sur le cas du Vatican dès les années 1960, il ne fait aucun doute que cette permissivité, au fil du temps, a facilité les politiques les plus meurtrières [7].
Naturellement, des personnes isolées sont venues en aide aux Juifs à travers toute l’Europe : les « Justes », mais aussi des diplomates humanistes comme Aristides de Sousa Mendes, consul portugais à Bordeaux, Chiune Sugihara, consul japonais à Kovno, ou encore Guelfo Zamboni, consul italien à Salonique. Le soutien apporté aux Juifs traduit dans certains cas l’« ambiguïté du bien » – témoin Kurt Gerstein, protestant très religieux, qui assiste à un gazage à Belzec en tant que spécialiste de la désinfection à la Waffen SS et qui, hanté par le crime, tente d’alerter le monde [8]. Les Alliés, eux, ont clairement choisi l’abstention. En 1943 et 1944, malgré leurs dénonciations publiques, ils refusent de prendre la moindre mesure de sauvetage ; en juillet 1944, le secrétaire d’État adjoint américain à la Guerre refuse de bombarder les voies ferrées entre la Hongrie et Auschwitz ou le camp lui-même. En juin 1944, alors que le monde entier connaît les détails de l’extermination, le délégué de la Croix-Rouge en visite à Theresienstadt (censé être le « camp final ») ne demande pas à poursuivre son enquête jusqu’à Birkenau.
La division des Juifs
Or, à mesure que l’extermination se radicalise et que le monde abandonne les victimes à leur sort, la solidarité juive se désintègre. Dans les ghettos, les conseils juifs sont instrumentalisés par les nazis. À Lodz, le grotesque Rumkowski fait battre monnaie et se prend pour un roi, convaincu que « les autorités sont pleines d’admiration pour le travail qui a été accompli dans le ghetto ». En 1943, le rabbin Koretz, chef de la communauté de Salonique, se soumet immédiatement aux exigences nazies. À l’Ouest, tout au long des années 1930, les Juifs assimilés ont vu d’un mauvais œil l’arrivée des réfugiés d’Europe centrale ou orientale, accusés de nourrir l’antisémitisme. Jacques Helbronner, représentant de l’élite juive française de vieille souche, président du consistoire après le départ des Rothschild, tente de convaincre son ami Pétain que les Israélites n’ont rien à voir avec les Juifs étrangers ou fraîchement naturalisés ; il périra à Auschwitz avec sa femme en novembre 1943.
Le bilan de Friedländer est sans appel : dans la phase d’extermination, tandis que les Judenräte font preuve d’une docilité croissante, aucune des stratégies imaginées par eux ne réussit ; seuls le hasard ou des circonstances extérieures ont décidé de la survie de certains Juifs. À l’inverse, une minorité de Juifs, poussés au désespoir, a choisi de périr les armes à la main, par exemple en 1943 dans le ghetto de Varsovie, à Treblinka et à Sobibor ; en fin de compte, « si importante qu’elle fût en termes symboliques, la résistance juive armée ne sauva pas de vies, mais accéléra le rythme de l’extermination ».
Aux États-Unis ou en Palestine, les Juifs n’ont pas jugé bon de venir en aide à leurs frères européens. Pour le rabbin Wise, tétanisé par la peur de donner des arguments aux antisémites et de déplaire à Roosevelt, seule comptait la victoire de l’Amérique. Dans le cadre du boycott des puissances de l’Axe, cet américanisme inconditionnel a conduit à frapper d’embargo les Juifs affamés dans les territoires contrôlés par l’Allemagne. En 1943, Wise cherchera à empêcher la tenue d’une « conférence d’urgence pour sauver les Juifs d’Europe ». Quant aux dirigeants du Yichouv, obsédés par l’idéal sioniste, ils coopèrent dès 1933 avec les nazis pour faire venir des Juifs en Palestine ; lorsque l’extermination commence, Ben Gourion et la Jewish Agency se résolvent à l’idée que la seule chose à faire désormais, c’est de faire prospérer la terre d’Israël.
Une écriture chorale
La synthèse de Friedländer apparaît donc comme l’un des seuls ouvrages complets sur la Shoah. En ce sens, on peut la comparer à La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg, publié en 1961 et sans cesse enrichi par la suite, et peut-être tente-t-elle de s’y mesurer. Fondé sur des sources allemandes (puis soviétiques, à partir de 1990), le livre de Hilberg donne la primauté au « processus de destruction moderne » [9], c’est-à-dire à l’efficacité bureaucratique de l’extermination, aux chaînes de commandement, aux organigrammes et aux bilans chiffrés. Région par région, il décompose en étapes le processus de mise à mort, suivant le point de vue des exécuteurs : la définition du Juif, l’expropriation, la concentration dans des ghettos, les opérations mobiles de tuerie, les déportations, les centres de mise à mort avec leur organisation, leur personnel, leur gestion, leur fonctionnement et, enfin, leur destruction. À l’inverse de ce découpage administratif, Friedländer a fait ce choix un peu déroutant de diviser, à l’intérieur de ses trois grandes parties, les chapitres selon de simples bornes chronologiques (septembre 1939, mai 1940, décembre 1940, juin 1941, septembre 1941, etc.), ce qui revient au fond à relativiser toute scansion. Là où Hilberg démonte scientifiquement les rouages de la machine de mort, Friedländer inscrit dans un récit l’expérience vécue des hommes.
Les Années d’extermination abonde de témoignages extraits des correspondances et des journaux intimes. On y entend la voix des bourreaux, officiers supérieurs, pilotes de la Luftwaffe, membres des bataillons de réserve de la police ou simples soldats, comme cet anonyme, en garnison quelque part dans l’ancienne Pologne, qui écrit à sa famille en novembre 1940 : « C’est vraiment risible : tous les Juifs nous saluent. […] Quand on regarde ces gens, on en retire l’impression que rien vraiment ne justifie qu’ils vivent sur la terre de Dieu. » On pénètre dans ce que Primo Levi appelle la « zone grise », où les victimes perdent de leur innocence, où les bourreaux ne sont plus tout à fait ignobles – comme cet écolier polonais de la région de Pinsk qui écrit au commissaire de district pour lui demander de confisquer l’accordéon d’un Juif, ou comme Calel Perechodnik, policier juif d’Ottwock, près de Varsovie, qui affirme qu’il ne faisait rien de la journée et surtout ne participait pas aux rafles.
Enfin, Friedländer donne la parole aux victimes, en puisant dans les journaux et les autobiographies d’Anne Frank, Etty Hillesum, Victor Klemperer, Marcel Reich-Ranicki, Emmanuel Ringelblum, Adam Czerniakow. Mais il exhume aussi des témoignages oubliés, dotés eux aussi d’une forte charge émotive, par exemple celui du petit Dawid Rubinowicz, douze ans, fils de paysans dans le district de Kielce, qui chemine à travers champs pendant quatre heures parce que les Juifs n’ont plus le droit de circuler en charrette. Dans le ghetto de Lodz, en septembre 1942, Sierakowiak est témoin de la déportation de sa mère bien-aimée : « J’avais l’impression que mon cœur se brisait. Mais il ne s’est pas brisé, pourtant, il m’a laissé manger, penser, parler et me coucher. » À chaque étape, Friedländer essaie de saisir l’état d’esprit des uns et des autres, les réactions au malheur, les sinuosités de l’espoir. Tout au long de la guerre, on entend de la ville, de la campagne, du ghetto ou du camp monter des voix qui ne se sont pas encore tues. Elles se répondent comme dans un chœur tragique.
C’est peut-être ici que se situe la plus grande originalité du livre : il met en évidence l’interaction des bourreaux, des victimes et des témoins, alors que les recherches classiques traitent les uns et les autres séparément. Cette vision panoramique permet de montrer comment l’opération Barbarossa de juin 1941 transforme le moral des ghettos, comment une décision de Himmler ou d’un Gauleiter a des répercussions directes sur la vie d’un enfant. En exhibant cette chaîne humaine, Friedländer montre que la Shoah est un tout dont on ne peut distraire aucun élément. Au passage, le lecteur découvre le caractère monstrueusement performatif des ordres nazis : un mot à Berlin suffit pour faire mourir des hommes à cinq cents kilomètres de là – ce qui ne rend pas moins nécessaire la collaboration de centaines d’individus à divers échelons.
Le livre continué
Si Hilberg était un architecte, Friedländer serait un conteur. Leur itinéraire n’est peut-être pas pour rien dans ces choix historiographiques. Le premier n’a pas été touché personnellement par la Shoah. Né à Vienne en 1926, il émigre aux États-Unis en 1939 pour fuir les persécutions nazies ; au sein de l’armée américaine, il combat en Europe jusqu’à la fin de la guerre. Dans les années 1950, il travaille au sein du War Documentation Project, ce qui lui donne accès aux archives de l’administration nazie ; ce n’est qu’au début des années 1990 qu’il se penchera sur l’expérience des survivants et des bourreaux, mais sans jamais accorder beaucoup de crédit aux témoignages [10].
Friedländer, lui, est né à Prague en 1932, c’est-à-dire « au plus mauvais moment possible ». Sa famille s’exile à Paris et, au moment de la défaite française, trouve refuge dans l’Allier. Son père comprend alors qu’ils sont pris au piège : « On lui refusait le droit de vivre et il ne savait plus même au nom de quoi mourir ». Au bout de deux ans, ses parents confient le garçon à une institution catholique et tentent de passer en Suisse ; refoulés et livrés aux policiers français, ils sont assassinés à Auschwitz [11]. Leur attitude pendant la guerre, leur destin de Juifs soi-disant assimilés, la folie intrinsèquement meurtrière du nazisme n’ont cessé de hanter l’historien ; en ce sens, Les Années d’extermination est un livre profondément autobiographique. Comme Friedländer l’annonce d’entrée de jeu, il s’agit d’expliquer la Shoah sans domestiquer le « sentiment initial d’incrédulité ». Autant dire comprendre ce qui restera à jamais incompréhensible.
L’histoire n’est pas seulement une entreprise de connaissance. Elle est toujours une manière de répondre à un tourment intime. Ici, la quête personnelle se double d’un acte qu’on pourrait qualifier de militant. Les diaristes juifs auxquels Friedländer donne la parole sont les premiers historiens de la Shoah. Alors que la mort barrait leur horizon, ils ont éprouvé le besoin viscéral de témoigner pour le futur. Tandis qu’Himmler professait que l’extermination des Juifs était une page glorieuse qui ne devrait jamais être écrite, il a fallu qu’avant de disparaître ils parlent aux hommes qui viendraient après eux. Après avoir fui Varsovie, Hermann Kruk, intellectuel yiddish et bundiste, fait le choix de rester à Vilna « à la merci de Dieu » ; il décide de tenir la chronique de la ville pour être « le miroir et la conscience de la grande catastrophe ».
Dès le début, l’histoire de la Shoah a été une résistance. Elle a été le geste de dignité qui a clos la vie de tant d’hommes – Doubnov, le grand historien assassiné lors de l’évacuation du ghetto de Riga, Ringelblum et son groupe Oneg Shabbat, infatigables archivistes du ghetto de Varsovie, les chroniqueurs de Lodz, sans oublier les membres du Sonderkommando d’Auschwitz dont les manuscrits ont été retrouvés sous la cendre. Ce grand mémoire qu’ils ont commencé à écrire lorsque la mort était un maître d’Allemagne, Friedländer le prolonge. Étrange chose que son livre : chef-d’œuvre, souvenir, monument, cri. Déchirant parce qu’il est une sépulture ; apaisant parce que, de sépulture, ils n’en ont pas eue.